Le lac, avec ses barques illuminées et ses montagnes piquées de maisons où brûlaient encore des lampes, se déployait dans la nuit comme une immense carte postale à prétentions artistiques. Il sortit sur le balcon et regarda.
Il comprit bien que ce n’était qu’un coin du monde. Derrière ces montagnes, il y avait d’autres plaines, d’autres pays, d’autres chambres, d’autres hommes hésitant au bord du lit où une femme va se donner pour la première fois ; d’autres qui s’accoudent à une fenêtre, ayant enfin pris sur eux de s’arracher à leur chair, et comprennent tout à coup que le bonheur n’est pas au fond d’un corps. Il se sentait une étrange fraternité pour ces hommes, accoudés à ce même moment à des fenêtres ouvertes sur la nuit, comme au rebord d’un promontoire d’où l’on ne peut pas se lancer. Car on ne navigue pas sur la nuit. Les hommes et les femmes vont et viennent, dans un espace qu’ils ont créé, encadré de leurs maisons et de leurs meubles, et qui n’a plus rien de commun avec ce qu’était l’univers. Leur espace, ils le transportent avec eux, où qu’ils aillent, et, parce qu’il plaisait à des gens, ce soir-là, de voguer sur le lac dans des barques illuminées, le Léman semblait n’être que le promontoire de couples. Et cependant il existait. Il existait par lui-même, indifférent à tous les rapports qu’on découvre entre lui et l’homme, et Georges comprenait, avec une émotion qui le menait au bord des larmes, que la beauté de ce paysage galvaudé consistait précisément à résister à toutes les interprétations qu’en donne ce qui passe, à se contenter d’être et, quelque effort qu’on fît pour l’atteindre, à demeurer ailleurs.
Était-il possible que, depuis si longtemps qu’ils y pensent, les hommes n’eussent pas compris que la beauté est incommunicable, et que les êtres, pas plus que les choses, ne se pénètrent pas ? Ils voguaient, sur ce lac assez clément pour être calme, dans ces barques illuminées qui gâtent la nuit, et ils se vantaient d’être heureux. Ils ne souffraient pas de l’idée que ce lac, fermé de toutes parts, n’offre aucune issue vers ailleurs ; ils seraient satisfaits de tourner éternellement au pied de ces montagnes qui leur cachent quelque chose. Pas un n’essayait de se glisser par l’étroite fissure du Rhône, qui n’était à cette heure qu’une coulée plus liquide de nuit. On leur avait dit, une fois pour toutes, que le Rhône n’était pas navigable ; même s’il l’était, ils n’en auraient pas eu peur. Ces gens savaient que les fleuves, comme les routes, ne conduisent jamais qu’à des endroits prévus, repérés sur les cartes, et dont chacun n’est que la continuation d’un autre. Ils n’éprouvaient ni l’effroi ni le désir de se trouver ailleurs, et peut-être il n’existe pas d’ailleurs, comme il n’existe pas d’issue. Il n’y a que des hommes et des femmes qui tournent dans un cirque infranchissable, sur un lac dont ils n’effleurent que la surface, et sous un ciel qui leur est fermé.
Georges se souvint d’avoir lu, dans un traité de géologie, dont pendant un instant il chercha douloureusement le nom, que cette gorge de montagne, où s’amassaient depuis des siècles les alluvions des torrents et du fleuve, serait un jour comblée jusqu’à n’être qu’une plaine, et l’idée que cette beauté était périssable le consola de n’être qu’un vivant.
— Marguerite Yourcenar, le Premier Soir