Renaud Jean

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  • Tout là-haut, les Tibétains, minuscules, se meuvent lentement. Tout ce qui bouge : nuages blancs, troupeaux de moutons, chiens sauvages, “chevaux du vent”, les femmes qui marchent avec leur enfant sur le dos, et moi-même, vagabond venu de Chine, tout ce qui vit se déplace comme dans un plan au ralenti. Là-haut, on souffre de maux de tête atroces. On sent une fente se creuser le long des tempes, on réalise alors que la fontanelle, en haut du front, peut à tout moment s’ouvrir comme le dôme de fer d’un observatoire.

    — Ma Jian, « Le chörten d’or », la Mendiante de Shigatze (trad. Isabelle Bijon)

    17 novembre 2025
  • Pourquoi ne lui avais-je pas tendu la main ? Un simple sourire, était-ce trop demander à un être humain ? Je trouvais vraiment lamentable que les convenances sociales soient assez fortes pour nous empêcher de manifester un geste de simple humanité vis-à-vis de l’un de nos semblables au moment où il en a besoin. Ce sourire, j’aurais pu le lui adresser, mais je l’avais retenu, et il devint pour moi une sorte de symbole. Je brodai des histoires autour de lui ; toutes sortes de théories plus extravagantes les unes que les autres ; je m’imaginais en train de voir un corps plonger dans une rivière ; puis je me reprenais et revenais à la réalité, me disant qu’il était impossible de courir dans tout Londres en souriant au premier venu. Pourtant, je ne parvenais pas à oublier le visage de cet homme. Ce n’était pas seulement les cheveux blancs qui m’avaient laissé cette si forte impression, cet appel à l’aide que j’avais cru lire dans son regard douloureux m’avait vraiment touché. Il était seul, j’en étais absolument certain. Et même très seul. Et je lui avais refusé un sourire.

    — Vita Sackville-West, « Justice », Infidélités (trad. Micha Venaille)

    8 novembre 2025
  • Impossible de trouver le sommeil. Je ne cessais de réfléchir à mon problème. J’ai voulu essayer de penser à autre chose. Alors, comme si j’avais percé une brèche dans un barrage, un flot de souvenirs et d’images a jailli et s’est mis à danser dans ma tête. Incapable de réagir, je ne pouvais qu’assister, impuissant, au rappel douloureux de toutes mes faiblesses. Ma nullité me rendait encore plus dérisoire. Les unes après les autres, je revoyais les situations où j’avais accepté d’être la risée de tous, un pantin manipulé. Je repensais aux faux-fuyants, à ces maigres jouissances auxquelles j’avais fini par me résigner et qui, désormais, gouvernaient mon existence…

    — Sonallah Ibrahim, le Comité (trad. Yves Gonzalez-Quijano)

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    2 novembre 2025
  • Le matin, le temps passait assez vite parce qu’il n’y avait qu’à se laisser porter par l’heure jusqu’à midi ; alors l’instant du déjeuner venait, avec la sortie, avec la descente dans la rue, et cela constituait presque une aventure.

    Mais ensuite l’après-midi était là. Le temps faisait sentir sa présence. Il était deux heures. Soudain il n’arrivait plus rien, le temps s’arrêtait et s’en prenait à vous. On remuait un membre, on poussait un soupir, on remuait plusieurs fois un membre, on poussait plusieurs fois un soupir, et, sachant que les pensées aussi marquent le temps, on se mettait à penser. On se disait : « Voilà. Une pensée dure bien une minute et il n’y a que soixante minutes dans une heure. Lorsque cette minute-ci aura passé, il me semble que les autres minutes n’auront pas de mal à venir. » On allait jusqu’à se déranger de sa place et l’on faisait un pas, comme cela, doucement, pour saisir deux secondes là-bas, au coin de la cheminée. On s’approchait du voisin, on se penchait au-dessus de son épaule, il avait eu le temps d’écrire deux lignes avant que vous n’alliez ailleurs. Vous vous approchiez de la fenêtre ensuite. Certes, les passants ne vous intéressaient pas. Les passants de Paris parcourent le champ de votre vue avec des fardeaux, avec des gestes, avec des pas que l’on compte, avec un sentiment singulier : il en est qui se pressent, le temps a dû passer puisqu’ils sont en retard !

    Et c’est maintenant que vous allez recevoir votre récompense. Vous avez une bonne montre dans votre poche, avec des aiguilles à secondes qui semblent rappeler au temps qu’il faut faire diligence. Doit-on dire que vous étiez étonné ? Non, car vous saviez déjà que vous n’aviez pas de chance.

    Cinq minutes seulement avaient passé !

    Vous vous plongiez alors dans l’après-midi tout entière, vous vous asseyiez sur votre chaise, et, soutenu, porté dans le grand Immobile, vous restiez là, avec une toute petite vie humaine et dont le temps se jouait. Tantôt vous bâilliez, tantôt vous écriviez une ligne, tantôt vous balanciez votre tête, parfois un objet tombait, dans un bruit sec et sans ondes, qui ne mourait même pas. Il n’y avait plus à combattre : l’Éternité se prenait à vous !

    Vous ne saviez plus dans quel lieu vous étiez ni quelle était votre attitude. Sans amis, sans attaches, sans espoir, comme un monde emporté dans l’éther, tournant autour de vous-même et peu convaincu de vivre, il semblait plutôt que vous étiez vécu par une bête énorme et qui vous portait. Et dans l’Espace infini de Dieu, parmi les astres et sur la Terre, si quelqu’un existait avec votre nom, il importait peu que ce fût vous ou un autre puisque, en somme, il fallait bien qu’il y eût quelqu’un à la place que vous occupiez.

    Et que n’eussiez-vous pas souhaité contre l’ennui ! Vous écriviez parfois, d’un geste mou et qui ne savait pas vaincre le temps. Mais qu’est-ce qu’un travail qui ne vous fait pas avancer dans le monde ! Vous vous souveniez qu’une fois un président de la République était mort avec scandale et qu’on en avait parlé tout le soir. Vous vous rappeliez les chutes de ministères, alors que la France est changée à un tel point qu’on a besoin de s’en entretenir. Vous vous rappeliez aussi les grandes catastrophes parisiennes, alors que vous eussiez pu figurer parmi les morts. Ah ! n’importe quoi, pourvu qu’il y eût un mouvement initial, qu’on se sentît remuer et que le temps marchât ! On appelle l’endroit où vous êtes un bureau ! Il y eut une époque pendant laquelle vous pensiez au bien-être, aux jours calmes et où vous étiez heureux d’être assis et d’avoir le pain assuré. Vous vous réjouissiez d’avoir conquis ces choses. Ne sentez-vous pas maintenant combien vous gagnez péniblement votre pain quotidien ? Si bien que, longtemps plus tard, quand le temps, las enfin de vous avoir fait attendre, amenait six heures et vous délivrait du bureau, vous descendiez dans la rue, tout cassé par ses assauts et la tête sonore comme ces coquillages inhabités qui répètent à jamais le bruit des flots.

    — Charles-Louis Philippe, Croquignole

    31 octobre 2025
  • Les vingt dernières années me semblaient un pâle à-peu-près, quelque chose qui avait eu lieu sans ma participation.

    — Elke Schmitter, Madame Sartoris (trad. Anne Weber)

    26 octobre 2025
  • Lui, Charlie, était un prisonnier, enfermé huit heures par jour dans un ascenseur de deux mètres sur deux mètres cinquante, enfermé à son tour dans un puits haut de seize étages. Depuis dix ans, il gagnait sa vie comme garçon d’ascenseur dans un immeuble ou un autre. Il estimait à une vingtaine de mètres le trajet moyen ; quand il songeait aux milliers de kilomètres qu’il avait parcourus, quand il songeait qu’il aurait pu piloter la cabine d’ascenseur dans les brumes au-dessus des Caraïbes et atterrir sur quelque plage de corail des Bermudes, il tenait ses passagers pour responsables de l’étroitesse de ses voyages, comme si ce n’était pas la nature de l’ascenseur mais bien plutôt la pression de leurs vies qui l’emprisonnait ; comme s’ils lui avaient rogné les ailes. 

    — John Cheever, « Noël est bien triste quand on est pauvre », l’Ange sur le pont (trad. Dominique Mainard)

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    22 octobre 2025
  • Je vis généralement mieux seule qu’avec les autres, mais parfois, les autres me manquent. En leur présence, je marche sur un fil en talons hauts. Une sorte de funambule relationnelle, tiens. Quand vais-je tomber ? La chute sera-t-elle douloureuse ?

    — Suzanne Laurin, Écrire rouge

    14 octobre 2025
  • De même que le paysage dans lequel vivent ces ouvriers agricoles, chez nous, leur paraît à eux-mêmes infini, de même leurs états d’âme peuvent présenter des steppes presque désertiques. À part la mélancolie et la peur, rien ne semble vouloir y pousser. Et ils errent, impuissants, sur ces mornes étendues. Ils ont si longtemps été éblouis par l’éclat dont sont auréolés leurs maîtres qu’ils sont aveugles pendant la journée, comme la chouette, mais, contrairement à celle-ci, ils n’y voient pas la nuit non plus.

    — Ivar Lo-Johansson, « L’inspection domiciliaire », Histoire d’un cheval et autres récits (trad. Philippe Bouquet)

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    9 octobre 2025
  • Leur héroïsme ne se borne pas à endurer stoïquement un quotidien de renoncements, il faut encore qu’ils s’empressent de donner une image truquée de leur vie. Leur vie, la vraie, sans masque, n’existe que pour leur psychanalyste.

    — Philip Roth, la Bête qui meurt (trad. Josée Kamoun)

    4 octobre 2025
  • Cet impossible personnage qu’on est. Quelle bêtise d’être soi-même. Quelle inévitable imposture, d’être qui que ce soit !

    — Philip Roth, la Bête qui meurt (trad. Josée Kamoun)

    4 octobre 2025
  • MON ÂME…

    Mon âme est un aïeul de quatre-vingt-dix ans
    Dont sont défunts les fils et dont l’épouse est morte ;
    Il médite, accroupi sur le seuil de sa porte,
    Combien l’esprit est faible et sont menteurs les sens.

    Il dit l’inanité de l’espoir aux passants :
    Ce qu’offre le présent l’avenir le remporte ;
    Sa masure branlante où loge le cloporte
    Est la somme d’efforts et de travaux puissants.

    Mais il va chaque jour errer le long des grèves
    Et scrutant le lointain, hanté des anciens rêves,
    Il met souvent la main au-dessus de ses yeux,

    Pour voir si, revenant d’aventures lointaines,
    Ne songent, à l’avant des vaisseaux glorieux,
    Ses fils debout, chamarrés d’or et capitaines.

    — Alfred DesRochers, l’Offrande aux vierges folles

    25 septembre 2025
  • And a lot of that is just me getting up and walking around, hating myself, and feeling uncertain, and giving into dread or feeling that it doesn’t work, or rereading, or trying to avoid work, or any number of things.
    23 septembre 2025
  • Je vivais enfermée. La rue me faisait peur. Dès que je mettais le nez dehors, les gens m’effrayaient, et les automobiles, les autobus, les motos… Le cœur n’y était pas. Je n’étais bien qu’à la maison. Petit à petit, et ça me coûtait, je m’habituais à ma maison, à mes affaires. À la lumière et à l’ombre. Je connaissais l’heure à la lumière des pièces et je savais où tombaient les taches que faisait le soleil en entrant par les fenêtres de la chambre et du salon : quand elles étaient longues, et quand elles étaient courtes.

    — Mercè Rodoreda, la Place du Diamant (trad. Bernard Lesfargues avec la collaboration de Pierre Verdaguer)

    21 septembre 2025
  • Je croyais que les arbres se tenaient à l’endroit… J’ai enfin compris. Ils se tiennent tous la tête en bas. Regarde ! Étonnant, non ? […] Tous, ils se tiennent tous à l’envers. […] Sais-tu comment j’ai découvert ça ? Dans un rêve ! Je me tenais sur les mains… Des racines en surgissaient, des feuilles poussaient sur mon corps… Je m’enfonçais dans la terre, encore, encore… J’ai écarté les cuisses, car des fleurs allaient pousser entre elles, je les ai largement ouvertes…

    — Han Kang, la Végétarienne (trad. Jeong Eun-Jin et Jacques Batilliot)

    *

    [Je] me distrayais en regardant les arbres qui vivent les jambes en l’air avec leurs feuilles qui sont des pieds. Les arbres qui vivent la tête dans la terre, mangeant de la terre avec la bouche et avec leurs dents, c’est-à-dire leurs racines. Le sang coule en eux d’une autre manière que dans les personnes : tout droit de la tête aux pieds, en montant par le tronc. Et le vent et la pluie et les oiseaux faisaient des chatouilles aux pieds des arbres, si verts à leur naissance, si jaunes pour mourir.

    — Mercè Rodoreda, la Place du Diamant (trad. Bernard Lesfargues avec la collaboration de Pierre Verdaguer)

    21 septembre 2025
  • M. Caravan avait toujours mené l’existence normale des bureaucrates. Depuis trente ans, il venait invariablement à son bureau, chaque matin, par la même route, rencontrant à la même heure, aux mêmes endroits, les mêmes figures d’hommes allant à leurs affaires ; et il s’en retournait, chaque soir, par le même chemin où il retrouvait encore les mêmes visages qu’il avait vu vieillir.

    Tous les jours, après voir acheté sa feuille d’un sou à l’encoignure du faubourg Saint-Honoré, il allait chercher ses deux petits pains, puis il entrait au ministère à la façon d’un coupable qui se constitue prisonnier ; et il gagnait son bureau vivement, le cœur plein d’inquiétude, dans l’attente éternelle d’une réprimande pour quelque négligence qu’il aurait pu commettre.

    Rien n’était jamais venu modifier l’ordre monotone de son existence ; car aucun événement ne le touchait en dehors des affaires du bureau, des avancements et des gratifications. Soit qu’il fût au ministère, soit qu’il fût dans sa famille (car il avait épousé, sans dot, la fille d’un collègue), il ne parlait jamais que du service. Jamais son esprit atrophié par la besogne abêtissante et quotidienne n’avait plus d’autres pensées, d’autres espoirs, d’autres rêves, que ceux relatifs à son ministère. Mais une amertume gâtait toujours ses satisfactions d’employé : l’accès des commissaires de marine, des ferblantiers comme on disait à cause de leurs galons d’argent, aux emplois de sous-chefs et de chefs ; et chaque soir, en dinant, il argumentait fortement devant sa femme, qui partageait ses haines, pour prouver qu’il est inique à tous égards de donner des places à Paris aux gens destinés à la navigation.

    Il était vieux, maintenant, n’ayant point senti passer sa vie, car le collège, sans transition, avait été continué par le bureau, et les pions, devant qui il tremblait autrefois, étaient aujourd’hui remplacés par les chefs, qu’il redoutait effroyablement. Le seul de ces despotes en chambre le faisait frémir des pieds à la tête ; et de cette continuelle épouvante il gardait une manière gauche de se présenter, une attitude humble et une sorte de bégaiement nerveux.

    — Guy de Maupassant, En famille

    3 septembre 2025
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