Renaud Jean

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  • Cet impossible personnage qu’on est. Quelle bêtise d’être soi-même. Quelle inévitable imposture, d’être qui que ce soit !

    — Philip Roth, la Bête qui meurt (trad. Josée Kamoun)

    4 octobre 2025
  • MON ÂME…

    Mon âme est un aïeul de quatre-vingt-dix ans
    Dont sont défunts les fils et dont l’épouse est morte ;
    Il médite, accroupi sur le seuil de sa porte,
    Combien l’esprit est faible et sont menteurs les sens.

    Il dit l’inanité de l’espoir aux passants :
    Ce qu’offre le présent l’avenir le remporte ;
    Sa masure branlante où loge le cloporte
    Est la somme d’efforts et de travaux puissants.

    Mais il va chaque jour errer le long des grèves
    Et scrutant le lointain, hanté des anciens rêves,
    Il met souvent la main au-dessus de ses yeux,

    Pour voir si, revenant d’aventures lointaines,
    Ne songent, à l’avant des vaisseaux glorieux,
    Ses fils debout, chamarrés d’or et capitaines.

    — Alfred DesRochers, l’Offrande aux vierges folles

    25 septembre 2025
  • And a lot of that is just me getting up and walking around, hating myself, and feeling uncertain, and giving into dread or feeling that it doesn’t work, or rereading, or trying to avoid work, or any number of things.
    23 septembre 2025
  • Je vivais enfermée. La rue me faisait peur. Dès que je mettais le nez dehors, les gens m’effrayaient, et les automobiles, les autobus, les motos… Le cœur n’y était pas. Je n’étais bien qu’à la maison. Petit à petit, et ça me coûtait, je m’habituais à ma maison, à mes affaires. À la lumière et à l’ombre. Je connaissais l’heure à la lumière des pièces et je savais où tombaient les taches que faisait le soleil en entrant par les fenêtres de la chambre et du salon : quand elles étaient longues, et quand elles étaient courtes.

    — Mercè Rodoreda, la Place du Diamant (trad. Bernard Lesfargues avec la collaboration de Pierre Verdaguer)

    21 septembre 2025
  • Je croyais que les arbres se tenaient à l’endroit… J’ai enfin compris. Ils se tiennent tous la tête en bas. Regarde ! Étonnant, non ? […] Tous, ils se tiennent tous à l’envers. […] Sais-tu comment j’ai découvert ça ? Dans un rêve ! Je me tenais sur les mains… Des racines en surgissaient, des feuilles poussaient sur mon corps… Je m’enfonçais dans la terre, encore, encore… J’ai écarté les cuisses, car des fleurs allaient pousser entre elles, je les ai largement ouvertes…

    — Han Kang, la Végétarienne (trad. Jeong Eun-Jin et Jacques Batilliot)

    *

    [Je] me distrayais en regardant les arbres qui vivent les jambes en l’air avec leurs feuilles qui sont des pieds. Les arbres qui vivent la tête dans la terre, mangeant de la terre avec la bouche et avec leurs dents, c’est-à-dire leurs racines. Le sang coule en eux d’une autre manière que dans les personnes : tout droit de la tête aux pieds, en montant par le tronc. Et le vent et la pluie et les oiseaux faisaient des chatouilles aux pieds des arbres, si verts à leur naissance, si jaunes pour mourir.

    — Mercè Rodoreda, la Place du Diamant (trad. Bernard Lesfargues avec la collaboration de Pierre Verdaguer)

    21 septembre 2025
  • M. Caravan avait toujours mené l’existence normale des bureaucrates. Depuis trente ans, il venait invariablement à son bureau, chaque matin, par la même route, rencontrant à la même heure, aux mêmes endroits, les mêmes figures d’hommes allant à leurs affaires ; et il s’en retournait, chaque soir, par le même chemin où il retrouvait encore les mêmes visages qu’il avait vu vieillir.

    Tous les jours, après voir acheté sa feuille d’un sou à l’encoignure du faubourg Saint-Honoré, il allait chercher ses deux petits pains, puis il entrait au ministère à la façon d’un coupable qui se constitue prisonnier ; et il gagnait son bureau vivement, le cœur plein d’inquiétude, dans l’attente éternelle d’une réprimande pour quelque négligence qu’il aurait pu commettre.

    Rien n’était jamais venu modifier l’ordre monotone de son existence ; car aucun événement ne le touchait en dehors des affaires du bureau, des avancements et des gratifications. Soit qu’il fût au ministère, soit qu’il fût dans sa famille (car il avait épousé, sans dot, la fille d’un collègue), il ne parlait jamais que du service. Jamais son esprit atrophié par la besogne abêtissante et quotidienne n’avait plus d’autres pensées, d’autres espoirs, d’autres rêves, que ceux relatifs à son ministère. Mais une amertume gâtait toujours ses satisfactions d’employé : l’accès des commissaires de marine, des ferblantiers comme on disait à cause de leurs galons d’argent, aux emplois de sous-chefs et de chefs ; et chaque soir, en dinant, il argumentait fortement devant sa femme, qui partageait ses haines, pour prouver qu’il est inique à tous égards de donner des places à Paris aux gens destinés à la navigation.

    Il était vieux, maintenant, n’ayant point senti passer sa vie, car le collège, sans transition, avait été continué par le bureau, et les pions, devant qui il tremblait autrefois, étaient aujourd’hui remplacés par les chefs, qu’il redoutait effroyablement. Le seul de ces despotes en chambre le faisait frémir des pieds à la tête ; et de cette continuelle épouvante il gardait une manière gauche de se présenter, une attitude humble et une sorte de bégaiement nerveux.

    — Guy de Maupassant, En famille

    3 septembre 2025
  • Et puis, j’aime aussi les cimetières, parce que ce sont des villes monstrueuses, prodigieusement habitées. Songez donc à ce qu’il y a de morts dans ce petit espace, à toutes les générations de Parisiens qui sont logés là, pour toujours, troglodytes définitifs enfermés dans leurs petits caveaux, dans leurs petits trous couverts d’une pierre ou marqués d’une croix, tandis que les vivants occupent tant de place et font tant de bruit, ces imbéciles.

    — Guy de Maupassant, les Tombales

    3 septembre 2025
  • J’ai toujours pensé que la vie ressemblait à un voyage en chemin de fer ; l’existence de l’individu est ralentie et prisonnière d’un mouvement extérieur rapide ; on jouit d’une sécurité factice, d’une illusion de pérennité, jusqu’au moment où, brusquement, se présente un pont effondré ou un rail déboulonné : il s’agit de la rupture du rythme que nous appelons « mort ».

    — Gaïto Gazdanov, le Spectre d’Alexandre Wolf (trad. Jean Sendy)

    +

    27 août 2025
  • I can't believe that the summer, and civilization, are almost over.
    — Christopher Weyant
    20 août 2025
  • I didn’t do anything. I don’t have an explanation, I don’t know why I wanted to write. I did some short stories at that time, but very infrequently. I quit my job just to quit. I didn’t quit my job to write fiction. I just didn’t want to work anymore.

    — Don DeLillo

    20 août 2025
  • Est-ce que tu ne sens pas un pouvoir en toi, quelquefois ? dit Vollmer. Une espèce de bonne santé excessive. Une bonne santé arrogante. C’est ça. Tu te sens tellement bien que tu commences à te trouver vaguement supérieur aux autres gens. Une sorte de force de vie. Un optimisme à ton propre sujet que tu développes presque aux dépens des autres. Tu n’as pas cette impression, quelquefois ? […] Mais là où je veux en venir, c’est que cette puissante impression est tellement – comment dire – délicate. C’est ça. Un jour tu la ressens, et le lendemain te voilà soudain pitoyable et accablé. Qu’une toute petite chose aille de travers, et tu te sens voué à l’échec, d’une absolue fragilité, vaincu, incapable d’énergie dans l’action et même de bon sens. Tous les autres ont de la chance sauf toi, tu es infortuné, triste, inefficace et voué à l’échec.

    — Don DeLillo, « Moments humains dans la Troisième Guerre mondiale », l’Ange Esmeralda (trad. Marianne Véron)

    20 août 2025
  • Arthur Miller: Writer (2017)

    17 août 2025
  • C’est l’histoire de gens qui habitaient autrefois sur la lune. Aujourd’hui il ne reste plus personne mais il n’y a pas longtemps c’était un superbe endroit. Les gens de la lune se croyaient très spéciaux parce qu’ils pouvaient avoir des pensées de la forme qu’ils désiraient. […]

    Parmi tous les gens de la lune, il en était un seul qui formait ses pensées différemment des autres. C’était un jeune homme un peu bizarre qui, la plupart du temps, était préoccupé par des problèmes existentiels et légèrement importuns […]

    Mais voyant que le jeune ne se calmait pas, ils pensèrent à un moyen de l’arrêter. Ils construisirent une pensée de solitude d’un format de 3 x 3 et mirent le jeune homme à l’intérieur, c’était une pensée de la taille d’un cachot avec un plafond très bas. Chaque fois qu’il heurtait involontairement une des parois, le jeune homme recevait une décharge glacée qui lui rappelait sa solitude.

    C’est dans cette cellule qu’il eut une dernière pensée de désespoir en forme de corde, en fit un nœud coulant et se pendit. Les gens de la lune aimèrent beaucoup cette idée d’une corde de désespoir avec un nœud coulant, aussitôt ils conçurent une pensée de désespoir personnel et l’enroulèrent autour de leur cou. C’est ainsi que furent anéantis tous les gens de la lune, ne laissant derrière eux que ce cachot de solitude. Mais après quelques centaines d’années de tempêtes spatiales, lui aussi s’effondra.

    Quand la première fusée se posa sur la lune, les astronautes ne trouvèrent personne. Ou plutôt ils y trouvèrent un million de fosses. Au début, ils crurent qu’il s’agissait d’anciennes tombes d’habitants de la lune. Mais en les examinant de plus près, ils découvrirent qu’il s’agissait simplement de pensées de rien.

    — Etgar Keret, « Pensée en forme d’histoire », Un homme sans tête et autres nouvelles (trad. Rosie Pinhas-Delpuech)

    4 août 2025
  • L’instituteur […] leva sur la piste ses yeux lourds, mauvais, haineux, sanguinolents, et il se mit à m’observer de ce regard d’outsider pendant que je dansais avec la jeune Hongroise ; il savait que j’étais jeune et célibataire, un intellectuel pragois, de ces hommes qui possèdent le vague amoncellement de notions fragmentaires qui suscitent l’illusion de la culture qu’il voulait susciter aussi, et le soir il parlait dédaigneusement de la société de péquenots que l’on rencontre en vacances, ouvrières d’usine bêtes à manger du foin, ajusteurs à peine capables de tracer leur signature, mais il ne lui venait pas à l’esprit qu’il ne savait guère faire autre chose que tracer sa signature d’une belle écriture sale, qui était une survivance de l’Autriche-Hongrie, qu’il ne connaissait guère autre chose que les quatre opérations fondamentales de l’arithmétique et la règle de trois et le petit précis de l’histoire de la Bohême rabâchée jadis sous la forme héroïco-patriotique des histoires bourgeoises et idéalistes des héros et du réveil national, et brouillée maintenant par un marxisme mal compris, et qu’il pouvait citer quelques plantes phanérogames et cryptogames, répartir la faune vulgaire de ce pays en mammifères, oiseaux et invertébrés, mais qu’il ignorait tout de la loi de l’irréversibilité de Dollo, de la surprenante genèse de l’écaille des tortues et des archéoptéryx semi-légendaires, et il ne vous croira pas si vous lui dites que le brontosaure possédait deux centres nerveux situés dans l’épine dorsale et, par conséquent, deux cerveaux, et vous croirait-il à demi, ce serait pour lui le prétexte d’une plaisanterie stupide, ce qui ne l’empêche pas d’enseigner à des gosses enchifrenés, assis sur des bancs d’école usés, que l’homme descend du singe d’après le savant anglais Darwin, et il prendra toute sa vie des airs supérieurs avec son entourage d’enfants de six à onze ans et de paysans fatigués qui vont le samedi boire un verre à l’auberge et de forgerons dont la main accoutumée au poids du marteau ne peut tracer la signature hebdomadaire des parents dans la case étroite du livret sans salir toute la page de graisse de machine et sans que cette signature maladroite déborde le cadre exigu du rectangle imprimé ; et il ne se demandait jamais, dans son cerveau atteint de mégalomanie primaire, s’il n’est pas aussi difficile, sinon plus, et aussi méritoire, sinon plus, et sans doute beaucoup plus beau de connaître dans tous ses secrets le mécanisme délicat de la fraiseuse et du tour, et de façonner des vis et des boulons à l’éclat d’argent et de suivre le flux laiteux des huiles et des liquides de coupe qui rafraîchissent le couteau de la fraiseuse et le foret de la perceuse, que de corriger à l’encre rouge le parler spontané des enfants pour le couler dans le moule des monstruosités uniformes du bon style tchèque et d’inculquer aux élèves l’indéracinable et subconsciente certitude qu’il ne faut pas de virgule devant et ; donc il savait que ma culture (qui n’était pourtant qu’inculture soigneusement mise en pli, cette imposture intellectuelle dont se rendent coupables quatre-vingt-dix-neuf pour cent des gens qui ont passé le baccalauréat, à l’exception de ce un pour cent où se recrutent les spécialistes en physique théorique, les astronomes, les paléontologistes, les paléographes, les chimistes et les spécialistes en pathologie expérimentale) était plus vaste et plus impressionnante que la sienne, et que mon veston venait de chez un bon tailleur pragois tandis que son corps trapu qu’Emöke dépassait d’une demi-tête flottait dans un de ces costumes du dimanche dont la coupe n’est soumise à aucune mode et n’est jamais moderne, agrémenté d’une cravate à l’éternel motif de losanges et de pois indéfinissables, c’est pourquoi il gardait ses yeux mauvais et impuissants de faible, de laissé-pour-compte, de handicapé, braqués sur la piste où je dansais avec Emöke.

    — Josef Škvorecký, la Légende d’Emöke (trad. François Kérel)

    2 août 2025
  • — Mais en dehors de la littérature où vis-tu donc ?
    — Derrière. Derrière la porte le plus souvent fermée. Dans une pièce vide et un peu froide. Ne désirant qu’une chose : que la porte s’ouvre et entrer dans le jardin.

    — Est-ce toi qui l’ouvres ?
    — Je ne sais pas. Oui, au bout du compte c’est moi, mais je dois d’abord m’acharner longtemps car la poignée ne tourne pas, ou si elle tourne, la porte reste bloquée. Parfois, quand je me suis longtemps escrimée en vain, je finis par me figurer que peut-être au fond il n’y a rien derrière cette porte. Que j’ai rêvé l’Éden ou pris pour l’Éden quelque chose qui n’était qu’un jardin où respirer un peu.

    — Depuis le temps, j’imagine que tu as conçu un certain nombre de ruses pour ouvrir cette porte ?
    — Non, il n’y en a pas de possibles car il ne s’agit jamais de la même. C’en est toujours une autre que celle devant laquelle tu te tenais. La porte de la littérature est dérobée.

    — Anne Serre, Dialogue d’été

    31 juillet 2025
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