Pour le dire plus posément : le texte, l’oeuvre d’art, la composition musicale majeurs, la « nouvelle qui reste nouvelle » (Ezra Pound) ne demandent pas seulement une réception compréhensive. Ils demandent une réaction. Nous sommes censés agir « à neuf », traduire en conduite la réponse et l’interprétation qui font écho. L’herméneutique et l’éthique ont une frontière commune. Faire une lecture « classique » de Platon, de Pascal ou de Tolstoï, c’est tenter une vie nouvelle et différente. Comme le postule explicitement Dante, c’est entrer dans une vita nuova. Le plus souvent, en art et en littérature, cet appel n’est pas systématique. Il demeure implicite ou s’accomplit à l’intérieur de la forme. La pièce, la fiction, la nature morte de Cézanne complique, disloque à partir du banal, accélère nos mouvements vers l’intérieur (le moto spirituale de Dante) et notre attitude envers le monde au point que nous ne sommes plus comme avant. Les strates, le paysage, de nos perceptions ont été remaniées — de manière infime ou comme sous l’effet d’un séisme. Une telle dislocation peut être déstabilisante, voire douloureuse.
— George Steiner, Errata (trad. Pierre-Emmanuel Dauzat)