Pourquoi récriminerions-nous contre la nature ? Celle-ci s’est montrée plutôt généreuse : la vie, si tu sais en user, est longue. Hélas ! l’un est tenu par une avarice insatiable ; un autre par une application forcenée à des travaux d’une insigne inutilité ; tel est imbibé de vin, tel autre abruti par l’indolence ; celui-ci est harassé par une ambition constamment à l’affût des jugements d’autrui, celui-là précipité par sa convoitise de négociant dans un périple dicté, à travers tout ce que le monde compte de terres et de mers, par l’appât du gain ; certains, qu’obsède la passion militaire, jamais ne sont distraits des dangers qui guettent les autres ou de leur anxiété pour eux-mêmes ; il y en a que le culte ingrat de leurs supérieurs consume dans une servitude volontaire ; beaucoup occupent le plus clair de leur temps à poursuivre la beauté d’autrui ou à s’inquiéter de la leur ; et la plupart ne se réglant sur rien de consistant, une légèreté vagabonde, volage ou mécontente d’elle-même, les relance indéfiniment vers de nouveaux projets ; car certains ne trouvent rien qui les intéresse assez pour orienter leur course, et c’est désoeuvrés, déprimés, que la fatalité vient les cueillir, si bien que je ne doute pas que le plus grand des poètes, en une manière d’oracle, ait dit vrai : « Mince est la part de la vie que nous vivons. » Quant à tout l’intervalle restant, au fond il n’est pas vie mais seulement temps.
— Sénèque, De la brièveté de la vie (trad. Xavier Bordes)