J’avais passé ces onze dernières années seul dans une petite maison perdue en bordure d’un chemin de terre au fin fond de la campagne, ayant pris la décision de vivre loin de tout, deux ans environ avant le moment où l’on avait diagnostiqué mon cancer. Je vois peu de gens. Depuis la mort, il y a un an, de mon voisin et ami Larry Hollis, il peut se passer deux ou trois jours sans que je parle à qui que ce soit, à part la femme de ménage qui vient une fois par semaine et son mari qui est mon homme à tout faire. Je n’accepte pas d’invitations à dîner, je ne vais pas au cinéma, je ne regarde pas la télévision, je n’ai pas de téléphone portable, pas de magnétoscope, pas de lecteur de DVD, pas d’ordinateur. Je continue à vivre à l’âge de la machine à écrire, et je n’ai pas idée de ce que peut être la Toile mondiale. Je ne prends plus la peine de voter. Je passe la plus grande partie de la journée à écrire, souvent jusque tard dans la nuit. Je lis, principalement les livres que j’ai découverts lorsque j’étais étudiant, les chefs-d’œuvre littéraires dont l’emprise sur moi est toujours aussi forte et parfois même plus encore que lors de la révélation initiale. Récemment, j’ai relu Joseph Conrad pour la première fois depuis cinquante ans, en tout dernier lieu La Ligne d’ombre que j’avais emportée avec moi à New York afin de la parcourir une fois de plus, l’ayant lue d’une traite pas plus tard que l’autre soir. J’écoute de la musique, je me promène dans les bois, quand il fait chaud je me baigne dans mon petit étang, dont la température, même en été, n’atteint jamais plus de vingt degrés. […]
Une ou deux fois par semaine, je descends de mes collines et je vais à Athena, à treize kilomètres, pour faire mes courses, aller au pressing, parfois déjeuner en ville ou acheter une paire de chaussettes, m’offrir une bouteille de vin ou faire un tour à la bibliothèque de l’université d’Athena. Tanglewood n’est pas loin, et je m’y rends en voiture une dizaine de fois par été pour assister à un concert. Je ne donne pas de lectures publiques, pas de conférences, pas de cours à l’université, je ne passe pas à la télé. Quand mes livres sont publiés, je reste dans mon coin. J’écris tous les jours de la semaine, à part ça, je me tais. Je suis tenté par l’idée de ne rien publier du tout — en somme, ce qui m’importe, n’est-ce pas le travail et le fait même de travailler ?
— Philip Roth, Exit le fantôme (trad. Marie-Claire Pasquier)