À l’intérieur se trouvait un nombre considérable de piles, tantôt ordinaires, tantôt rechargeables, attachées deux par deux par des élastiques dont dépassaient des Post-it manuscrits. J’en ai déplié quelques-uns avant de comprendre qu’il s’agissait, pour chaque couple, de la date de leur début de vie et de la date de leur mort. Tous étaient datés de l’année qui venait de s’écouler. Au revers d’un des couvercles, sur une feuille pliée en quatre, un tableau soigneusement tracé à la règle et au crayon à papier résumait les données. C’était une petite étude comparative, tout ce qu’il y a de plus sérieux, avec des dates, des prix, des couleurs de Stabilo plus vives pour les marques les plus performantes et, dans la case « remarques », au bout de chaque ligne, les différences entre la capacité déclarée sur l’emballage et la durée de vie réelle des batteries.
J’ai été prise de vertige : voilà donc à quoi mon père, qui venait de mourir et à qui je parlais à haute voix sans même m’en apercevoir, avait entre autres occupé son esprit les derniers mois de sa vie. Certes, c’était plus élaboré que d’apprendre le Bottin ou de compter les voitures mais ça puait quand même un peu la réclusion et le désespoir. Quoique, au fond, je comprenais très bien pourquoi il avait fait ça. D’abord, j’imaginais qu’il devait vraiment être agacé d’avoir sans cesse à renouveler ces petits machins cylindriques hors de prix qui devaient le lâcher aux moments les moins opportuns, par exemple quand il était seul avec ses angoisses, à 22h30 devant une télé refusant d’obéir aux ordres faiblards d’une télécommande déchargée. Ensuite, cet ultime effort de discipline comptable avait une utilité : il était complémentaire des mots croisés et autres opérations mentales censées garder les synapses souples et les idées claires. Ça avait toujours été important pour lui, comme ça l’était pour moi, d’entretenir cette agilité qui faisait le sel de nos échanges et qui lui donnait toujours quelques minutes d’avance sur les autres. Mais surtout, en relisant les données, j’étais certaine que la dimension métaphorique de son geste ne lui avait pas échappé et que j’avais peut-être sous les yeux la forme qu’il avait trouvée pour exprimer le fait que désormais, le temps lui était compté et que tous les paris étaient bons à prendre. Alors, devant ce tableau fou et ces cercueils de piles épitaphés qui ressemblaient un peu à l’œuvre d’un dément, j’ai cru mourir d’amour et de mélancolie. Une dernière fois, je l’ai admiré pour son esprit original et si mal compris, pour l’élégante précision de ses idées, pour son entêtement insensé à ne s’être jamais autorisé que ça alors qu’il avait tant d’ampleur et pour m’avoir appris à être sensible à la poésie que dégagent les choses modestes.
— Anne Pauly, Avant que j’oublie