Lorsque la cloche sonne, la réunion du matin commence dans le service reprographie, je referme mon livre et me mets au travail. La fente de la déchiqueteuse fait environ trois centimètres de large et la même longueur que le côté le plus long d’une feuille format B4. Nous avons même une déchiqueteuse pour les formats A0, mais on ne l’utilise qu’exceptionnellement. Elle est si imposante que je n’avais pas compris qu’il s’agissait d’une déchiqueteuse, puis un jour une personne de la reprographie est arrivée avec une énorme feuille enroulée, a allumé cette machine aussi grande qu’un kayak et a commencé à déchiqueter la feuille. Ce genre de chose arrive de temps en temps : quelqu’un de la reprographie pénètre sur notre territoire pour utiliser nos machines, mais comme ils disposent d’une déchiqueteuse pour les feuilles de format standard dans leur service, c’est assez rare. J’allume la déchiqueteuse, sors des conteneurs le papier restant de la veille et installe un sac-poubelle de quarante litres. Je remplis deux de ces sacs le matin et trois l’après-midi. Les documents à déchiqueter sont presque uniquement de format A4 et je les introduis de côté, dans le sens de la longueur. Je le fais de la main droite, tout en prenant les suivantes de la gauche, et ainsi de suite sans interruption. La main qui tient les feuilles est attirée vers la machine, comme si celle-ci vous donnait une poignée de main, ce qui m’a amusée le premier jour. Quand les feuilles sont aspirées, il faut tirer légèrement vers soi de sorte qu’elles restent tendues. Il s’agit d’éviter qu’elles se chiffonnent au niveau des lames. Auquel cas, leur épaisseur risque de bloquer la machine avec un bruit désagréable. Plutôt que de mettre beaucoup de feuilles en même temps, mieux vaut en introduire en continu, un petit nombre. Une machine peut chauffer et s’arrêter lorsqu’on l’utilise longtemps sans interruption, et dans ce cas il faut passer à celle d’à côté. Le nombre de déchiqueteuses de l’espace déchiquetage étant toujours supérieur à celui des membres de l’équipe déchiquetage, une personne peut sans problème se servir de deux ou trois machines. Au contraire, quand une machine devient inutilisable et que je décide immédiatement de l’éteindre pour passer à une autre, je me sens comme un membre à part entière de la société, qui fait un choix dans son travail. Seulement, bien sûr, ce sentiment ne dure pas. Dès le deuxième jour, mon travail n’a plus eu de secret pour moi et, hormis dysfonctionnement important, je n’ai plus besoin d’utiliser un neurone. (p. 100-101)
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Je n’ai pas la tête à travailler, mais quelle importance ? Mon travail est si simple que ça ne change pas grand-chose. (Quand j’y pense, l’Usine est folle de payer quelqu’un pour ça. Elle ferait mieux d’automatiser le processus.) Néanmoins, si j’ai trop l’esprit ailleurs, ça devient encore plus dur. Je me mets à cogiter : moi et le travail, moi et l’Usine, moi et la société, c’est comme si ça ne se connectait pas, quelque chose d’infime qui nous sépare, on se touche et pourtant on ne s’en rend pas compte… Qu’est-ce que je fabrique ? Plus de vingt ans que je suis sur cette planète, et pourtant je suis incapable de parler correctement, ou de faire mieux qu’un travail qui pourrait être confié à un robot. Je n’actionne pas les déchiqueteuses, je les assiste. Je travaille, mais j’ai l’impression de ne pas mériter l’argent que je gagne et grâce auquel on me permet de vivre. Le matin, c’est comme si le temps ne passait pas du tout, même si la pendule au mur dit qu’il y a trois heures que je suis au travail. (p. 145)
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Ce fleuve, ce pont qui le traverse, cette usine. Tout est si grand, et j’en fais partie, j’y suis nécessaire, j’y travaille, alors je devrais être reconnaissante, me dire que c’est merveilleux, non ? Certes, n’importe qui pourrait faire mon travail, même un vieillard ou un handicapé. En ce sens, c’est peut-être une injustice terrible pour une jeune femme qui, comme on dit, a l’avenir devant elle. Pourtant ça ne manque pas, les jeunes gens contraints de passer leur temps dans l’oisiveté, reclus dans leur chambre. Celui qui veut travailler et qui a la chance de le pouvoir, comment ne serait-il pas reconnaissant d’avoir un emploi ? Sauf que moi, je n’ai pas envie de travailler. Car, en vérité, ce qui fait la valeur de la vie, ce qui lui donne un sens, n’a rien à voir avec le travail. Je l’ai cru autrefois, mais je sais aujourd’hui que ça n’a aucun lien. Si je tenais ce genre de propos à Mlle Itsumi, elle me rétorquerait probablement quelque chose du même acabit qu’au barbecue coréen, que c’est renoncer sans même se battre. Mais elle se trompe, un emploi, un travail, ce n’est même pas un combat pour moi. C’est plus difficile à comprendre, plus étrange. C’est quelque chose en dehors de moi, d’extérieur, un autre monde. Ce n’est pas le genre de chose sur quoi je pourrais agir activement. Je pense avoir toujours donné le meilleur de moi-même, mais ce que je pensais être le meilleur de moi-même, en fait, n’a aucune valeur. La preuve ? L’état dans lequel je suis maintenant. Je ne veux pas travailler. Je ne veux pas, mais qu’ai-je d’autre dans ma vie si je ne travaille pas ? Marcher, finalement, c’est peut-être pour moi une façon de sombrer dans et avec mes propres pensées. Je continue d’allonger sans ménagement une jambe devant l’autre. J’aurais peut-être beaucoup mieux fait de rentrer directement à la maison et de regarder un feuilleton en rediffusion à la télé. Quoi qu’il en soit, de toute façon, oui, j’ai beau avoir des réticences à l’égard du travail, ça me permet tout de même de toucher un salaire. C’est une chance inespérée. Un don du ciel. Je dois l’accepter. Une petite chose cloche, c’est tout. Je suis sûre que c’est pareil pour tous les gens qui travaillent. Je ne vais pas bouder dans un mon coin comme un enfant toute ma vie. (p. 151-152)
— Hiroko Oyamada, l’Usine (trad. Silvain Chupin)