Il y avait encore autre chose qui n’arrivait pas à emporter l’adhésion de mon cœur — le travail. Le travail, c’est une impression que j’ai eue au seuil même de la vie, est un genre d’activité dont le monopole revient de droit aux abrutis. Il se situe à l’extrême opposé de la création, qui est une forme du jeu et qui, du fait même qu’elle est en soi sa seule raison d’être, constitue dans la vie le moteur suprême. Quelqu’un s’est-il jamais risqué à dire que Dieu a créé le monde pour Se donner du travail ? En vertu d’une série de circonstances qui n’avaient rien à voir avec la raison ou l’intelligence, j’étais devenu comme tout le monde: une bête de somme. J’avais une excuse qui n’était pas une consolation: l’énergie que je dépensais faisait vivre une femme et un enfant. L’excuse ne valait rien, je le savais : si on m’avait ramassé raide mort un beau matin, femme et enfant se seraient débrouillés pour continuer sans moi. Alors, pourquoi ne pas renverser la vapeur ? Pourquoi ne pas jouer le jeu, être moi-même ? Cette partie de moi qui s’adonnait au travail, qui permettait à ma femme et à mon enfant de vivre, conformément à l’exigence d’un désir qu’elles ne formulaient même pas, cette partie de moi qui s’obstinait à faire tourner la roue — que de fatuité, que d’égocentrisme dans cette idée ! — c’était la partie mineure de mon être. Je n’apportais rien au monde en accomplissant ma fonction de gagne-pain ; mais le monde, lui, percevait sur mon dos son tribut, voilà tout.
Le monde ne commencerait à tirer de moi quelque chose qui valût la peine, que le jour où je cesserais d’appartenir, en membre conscient et organisé, à la société et où je deviendrais moi-même. L’État, la nation, les nations unies du monde n’étaient qu’un vaste agrégat d’individus qui allaient répétant les erreurs de leurs ancêtres. La roue les happait dès la naissance et ne les lâchait qu’à la mort — et c’était à cet esclavage qu’ils tentaient de donner un air de dignité en l’appelant « la vie ». Quand on demandait à n’importe qui d’expliquer et de définir la vie, d’en dire tous les tenants et les aboutissants, quelle était la réponse ? Un œil rond. La vie, c’était l’affaire des philosophes et de leurs livres que personne ne lisait. Ceux qui pataugeaient dans la vie, les pauvres cons sous le harnois, n’avaient pas le temps d’envisager d’aussi stupides questions. « Il faut bien qu’on mange, non ? » Cette interrogation, véritable bouche-trou, à laquelle les gens avisés avaient déjà répondu sinon par la négative absolue, du moins par une négative étrangement relative — cette interrogation déclenchait aussitôt avec une rigueur euclidienne toute une séquelle d’autres questions. Du peu de lectures que j’avais faites, j’avais tiré cette conclusion que les hommes qui trempaient le plus dans la vie,qui la moulaient, qui étaient la vie même, mangeaient peu, dormaient peu, ne possédaient que peu de biens, s’ils en avaient. Ils n’entretenaient pas d’illusions en matière de devoir, de procréation, aux fins limitées de perpétuer la famille ou de défendre l’État. Ce qui les intéressait, c’était la vérité, rien que la vérité. Ils n’accordaient de valeur qu’à une seule forme d’activité : créer. Personne ne pouvait espérer s’attacher leurs services ; de leur plein gré, ils s’étaient engagés à donner tout. Ils donnaient gratuitement, parce qu’il n’y a pas d’autre manière de donner. Et cela, c’était le mode de vie qui m’attirait. Le bon sens même. C’était la vie — au lieu du simulacre qu’on adorait autour de moi.
— Henry Miller, Sexus (trad. Georges Belmont)