Laurrent
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J’avais vécu de ma plume jusque-là, non que les ouvrages que je faisais alors paraître tous les dix-huit mois environ se vendissent en nombre, mais la petite réputation qu’ils m’avaient value, ainsi que ma relative jeunesse, incitaient régulièrement jurys et commissions divers à m’attribuer prix d’encouragement et bourses d’aide à l’écriture. Cette sinécure ne pouvait malheureusement durer. Un jour de septembre 2001 — celui-là même aux premières heures duquel une vingtaine de terroristes islamistes détournaient quatre avions de ligne aux États-Unis pour les précipiter sur les tours jumelles du World Trade Center, sur le Pentagone et, pour le dernier, qui manqua sa cible et s’écrasa dans un champ de Pennsylvanie, sur le Capitole —, le distributeur automatique de billets de banque dans lequel j’avais introduit ma carte de crédit refusa de me délivrer les moindres liquidités.
De même que les attentats susdits apprenaient soudain aux Occidentaux que la paix dans laquelle ils vivaient ne les préservait nullement d’une mort violente et que chacun d’entre eux pouvait aussi bien un matin, en se rendant au travail, fraîchement rasé, peigné et parfumé, vêtu de son costume de ville, tenant à la main son attaché-case et, glissé sous le bras, un quotidien, périr déchiqueté par l’explosion d’une bombe, comme un vulgaire soldat sur un champ de bataille, cette mésaventure révéla brusquement à ma conscience amollie par l’aisance matérielle et longtemps épargnée par la peur du lendemain que le contenu de la corne d’abondance qui faisait pleuvoir ses pièces d’or sur moi n’était pas renouvelable à l’infini — le récipient prodigue était vide. La vie insouciante que j’étais parvenu à prolonger jusqu’à l’âge de trente-cinq ans venait ainsi de toucher à son terme, et il allait dès à présent me falloir songer à entrer dans celle, commune et aliénante, et par là même honnie, que j’avais toujours fuie, jusqu’à refuser de m’y préparer en abandonnant mes études de lettres après la licence : la vie active.
Or, le seul emploi — soit celui de maître auxiliaire de français dans quelque collège défavorisé de la banlieue parisienne — auquel m’autorisait à prétendre ce diplôme me faisait horreur. Aussi empruntai-je à mes proches de quoi subvenir à mes besoins durant quelques mois, dans l’espoir que ce laps de temps me permettrait de trouver une place plus enviable dans les rapports de production.
Afin de prolonger le plus possible ce petit capital, je réduisis de façon draconienne mon train de vie en bannissant la moindre dépense qui ne fût pas de première nécessité, prohibant toute sortie au théâtre, au concert ou au cinéma, tout achat de livres, de disques ou de vêtements, me dispensant d’emprunter l’autobus, le métro ou le taxi pour ne plus circuler qu’à bicyclette, m’abstenant de fréquenter les cafés ainsi que les brasseries, où je déjeunais jusque-là presque journellement, prenant en outre garde à ne puiser qu’avec la plus extrême parcimonie parmi les biens peu appétissantes provendes que je rapportais des supérettes minimarges où je m’approvisionnais désormais (et dont le parcours des étals austères et sous-assortis me pénétrait de l’impression étrange — saugrenue même, au regard de la politique de privatisations que menait alors le gouvernement, pourtant socialiste, de Lionel Jospin — d’être entré dans un magasin de comestibles sous une économie planifiée) en limitant mon alimentation quotidienne à un unique repas, que je prenais en début d’après-midi afin de répartir de part et d’autre de la journée la sensation de faim qui m’élançait presque continûment, parfois même jusqu’au cœur de la nuit.
Retrouvant les mêmes gestes que j’avais maintes fois répétés plus de vingt années en arrière, je me remis également à voler ; très vite, il ne fut plus de boutique que je ne quittasse avec, au minimum, un article impayé ; et quand, par extraordinaire, j’en sortais sans avoir rien subtilisé, le sentiment d’avoir été spolié m’envahissait immanquablement.
Enfin, à l’arrivée des premiers froids, je m’interdis de chauffer mon appartement, dont la température s’abaissa en conséquence progressivement, jusqu’à me paraître bientôt plus fraîche qu’au-dehors, de sorte que, chaque fois que j’en repassais le seuil, mon premier geste était de me couvrir davantage au lieu que de me débarrasser, enfilant aussitôt une seconde paire de chaussettes, un ou deux pulls supplémentaires, une paire de gants et un bonnet, m’enveloppant ensuite dans une épaisse couverture de laine, parfois même glissant mes chaussures dans des sacs de plastique, dont je nouais les anses autour de mes chevilles, équipage dont l’adoption dans l’espace clos d’un appartement, en me donnant l’allure composite d’un cambrioleur et d’un squatteur, ne tarderait par à éveiller la suspicion des occupants de l’immeuble d’en face : l’augmentation régulière de la délinquance, qu’en cette période pré-électorale l’opposition de droite n’avait de cesse de rendre comptable le gouvernement socialiste, aux affaires depuis plusieurs années, complaisamment relayée en cela par la médiatisation à l’excès d’effrayants faits divers par la presse populaire, à commencer par la chaîne de télévision la plus regardée du pays, dont les convictions conservatrices du propriétaire étaient notoires (il était le parrain du dernier enfant de celui-là même qui deviendrait ministre de l’Intérieur quelques mois plus tard avec le changement de majorité), cette augmentation ayant fait de l’insécurité la première crainte des citoyens français, l’un de ces braves gens (ou peut-être même plusieurs, car la publicité considérable accordée jour après jour au moindre acte de violence modelait insidieusement l’opinion publique en lui présentant l’image d’une France à feu et à sang) dut se confier à ma concierge, qui, accompagnée de son mari, vint frapper un jour à ma porte pour s’assurer que c’était bien moi qui étais dans les lieux.
Vers le milieu du mois de novembre, désespérant de trouver une profession sinon à mon goût, à tout le moins compatible avec mon activité de romancier, c’est-à-dire qui me permît d’écrire au minimum quatre heures chaque matin, je reçus un soir, vêtue d’un caraco mauve sous un manteau de fourrure très court et d’un jean bleu délavé, dont les pattes d’éléphant battaient sur une paire de bottines à talons biseautés, taillées dans une peau de python, la visite inattendue d’Inès Agoyate.
— Éric Laurrent, les Découvertes
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Éric Laurrent à propos des Découvertes.