« Essayez de patienter ! Il faut que vous restiez ainsi encore un peu. » « Oui, Professeur, mais c’est dur, très dur… » « Il faut vous tenir tranquille : c’est le seul moyen de le supporter. Vous auriez dû vous tenir tranquille toute votre vie… » « Que voulez-vous dire ? » Il se pencha vers mon oreille. Sa voix n’était qu’un souffle, nous étions tous les deux seuls à l’entendre. « Vous avez vu cette histoire de court-circuit, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est arrivé uniquement parce que vous vous êtes entêté à crier, parce que vous n’avez pas cessé de protester toute votre vie, de vous agiter. Vous n’avez pas senti, chaque fois que vous avez agi ainsi, que votre tête était sur le point d’éclater ? L’afflux de sang embouteille ces délicates veinules. Autour de l’une d’elles, commence à se former un agglomérat de vaisseaux sanguins. C’est comme ça qu’a débuté toute l’histoire de votre tumeur… » « Oui, je vois ce que vous voulez dire. Je crois que je comprends… Mais comprenez-moi, Professeur ! Comment aurais-je pu m’en empêcher… avec toute cette injustice… toute cette cruauté… toutes ces passions avides, égoïstes ?… Quand je n’étais qu’un enfant… on me punissait… et j’étais absolument innocent… Personne n’écoutait ma défense… On me claquait simplement la porte au nez… En réponse, je me jetais sur cette porte, je la cognais avec mes poings… Il est des choses qu’on ne peut pas supporter… » « Mais si, on peut… Et qui plus est, vous le devez… » « Je comprends, je vois où vous voulez en venir… J’aurais dû me tenir tranquille… prendre les choses facilement. Vous voulez que je me calme. Eh bien, regardez-moi maintenant. Est-ce mieux ? »
— Frigyes Karinthy, Voyage autour de mon crâne (trad. Françoise Vernan)