Tout homme porte une chambre en lui. On peut même le vérifier en écoutant.
— Franz Kafka, Cahiers in-octavo (trad. Pierre Deshusses)
Tout homme porte une chambre en lui. On peut même le vérifier en écoutant.
— Franz Kafka, Cahiers in-octavo (trad. Pierre Deshusses)
Or K. n’est ni innocent, ni coupable. C’est un homme culpabilisé, ce qui est une chose toute différente. Je feuillette le dictionnaire : le verbe culpabiliser a été utilisé pour la première fois en 1946 et le substantif culpabilisation encore plus tard, en 1968. La naissance tardive de ces mots prouve qu’ils n’étaient pas banals : ils nous faisaient comprendre que chaque homme (si je peux moi-même jouer avec des néologismes) est culpabilisable ; que la culpabilisabilité fait partie de la condition humaine. Soit à cause de notre bonté qui craint d’avoir blessé les faibles, soit à cause de notre couardise qui a peur de froisser ceux qui sont plus forts que nous, la culpabilisabilité est toujours avec nous.
« Monsieur Samsa », lançait à présent le fondé de pouvoir en haussant la voix, « que se passe-t-il donc ? Vous vous barricadez dans votre chambre, vous ne répondez que par oui et par non, vous causez de graves et inutiles soucis à vos parents et – soit dit ne passant – vous manquez à vos obligations professionnelles d’une façon proprement inouïe. Je parle ici au nom de vos parents et de votre patron, et je vous prie solennellement de bien vouloir fournir une explication immédiate et claire. Je m’étonne, je m’étonne. Je vous voyais comme quelqu’un de posé, de sensé, et il semble soudain que vous vouliez vous mettre à faire étalage de surprenants caprices. Le patron, ce matin, me suggérait bien une possible explication de vos négligences – elle touchait les encaissements qui vous ont été récemment confiés –, mais en vérité je lui ai presque donné ma parole que cette explication ne pouvait être la bonne. Mais à présent je vois votre incompréhensible obstination et cela m’ôte toute espèce d’envie d’intervenir le moins du monde en votre faveur. Et votre situation n’est pas des plus assurées, loin de là. Au départ, j’avais l’intention de vous dire cela de vous à moi, mais puisque vous me faites perdre mon temps pour rien, je ne vois pas pourquoi vos parents ne devraient pas être mis au courant aussi. Eh bien, vos résultats, ces temps derniers, ont été fort peu satisfaisants ; ce n’est certes pas la saison pour faire des affaires extraordinaires, et nous en convenons ; mais une saison pour ne pas faire d’affaires du tout, cela n’existe pas, monsieur Samsa, cela ne doit pas exister. »
— Franz Kafka, la Métmorphose (trad. Bernard Lortholary)
Plus on hésite devant la porte, plus on devient étranger.
— Franz Kafka, « [Retour] » (trad. Stéphane Pesnel)
Karl aperçut au coin d’une rue une affiche qui disait ceci : « Sur le champ de courses de Clayton, on embauchera aujourd’hui de six heures du matin à minuit pour le théâtre d’Oklahoma. Le grand théâtre d’Oklahoma vous appelle ! Il ne vous appellera qu’aujourd’hui : c’est la première et la dernière fois ! Qui laisse passer cette occasion la laisse passer pour toujours ! Si vous pensez à votre avenir vous êtes des nôtres ! Chacun est le bienvenu chez nous. Rêvez-vous de devenir artiste ? Venez ! Notre théâtre emploie tout le monde et met chacun à sa place. Êtes-vous décidé ? Nous vous félicitons. Mais hâtez-vous de vous présenter. Avant minuit ! Car à minuit, nous fermerons et nous n’ouvrirons plus jamais. Malheur à qui ne nous aura pas cru. Tout le monde debout ! En avant pour Clayton ! »
Il y avait bien des tas de gens devant l’affiche, mais elle n’avait pas l’air de provoquer grand enthousiasme. Il y a tant d’affiches ! On ne croit plus aux affiches. Et cette affiche était encore plus invraisemblable que les affiches ne le sont en général. Elle avait surtout un grand tort, elle ne disait pas un mot du paiement. S’il avait été tant soit peu digne d’intérêt, elle en aurait certainement fait mention ; elle n’aurait pas oublié le plus excitant des appâts. Personne ne cherche à devenir artiste, au lieu que tout le monde demande à être payé pour son travail.
Un mot pourtant séduisait Karl ; l’affiche disait : chacun est le bienvenu chez nous. Chacun, c’était aussi pour Karl. Tout ce qu’il avait fait jusqu’alors serait oublié complètement, personne ne le lui reprocherait. Il avait le droit de se présenter en vue d’une place qui n’était pas honteuse et pour laquelle on pouvait même, bien au contraire, embaucher les gens au grand jour ! Et c’était en public aussi qu’on lui promettait de l’engager ! Il ne demandait rien de mieux ; il ne cherchait qu’à débuter dans une carrière honorable, c’était peut-être là qu’elle l’attendait. Que les emphases de l’affiche fussent menteuses, que le grand théâtre d’Oklahoma ne fût qu’un petit cirque ambulant, ce qu’il y avait de sûr c’est qu’il voulait du personnel et cela suffisait à Karl. Il ne relut pas tout le texte, mais il chercha encore la phrase : « Chacun est le bienvenu chez nous. »
— Franz Kafka, l’Amérique (trad. Alexandre Vialatte)
LE TERRIER
J’ai organisé mon terrier et il m’a l’air bien réussi. De dehors on voit un grand trou, mais qui ne mène nulle part ; au bout de quelques pas, on se heurte au rocher. Je ne veux pas me vanter d’avoir eu là une ruse intentionnelle ; ce trou n’est que le résultat de l’une des nombreuses tentatives que j’avais faites vainement, mais il m’a semblé avantageux de ne pas la recouvrir. Évidemment, il est des ruses si subtiles qu’elles se contrecarrent elles-mêmes, je le sais mieux que personne, et il est bien hardi de vouloir faire croire que ce trou peut dissimuler une proie digne de recherche. Mais ce serait me méconnaître que de me croire pusillanime et de penser que je ne creuse mon terrier que par lâcheté. À quelque mille pas de là se trouve cachée, sous une couche de mousse qu’on peut relever, la véritable entrée de mon habitation ; elle est aussi bien défendue qu’une chose puisse l’être en ce monde : évidemment, quelqu’un peut marcher sur la mousse, on peut la crever d’un élan, et voilà mon entrée ouverte, et, si on veut — à condition de posséder évidemment certaines qualités assez rares — il n’y a plus qu’à entrer et à saccager tout. Je le sais bien, et même maintenant, au zénith de ma vie pourtant, je n’ai jamais une heure de vraie tranquillité. Je sais qu’à cette place, là-bas, dans cette mousse sombre, je suis mortellement vulnérable, et je vois souvent, dans mes songes, un museau renifler cupidement à l’entour. J’aurais pu, pensera-t-on, boucher aussi cette entrée avec une mince couche de terre bien tassée, puis au-dessous avec une couche plus molle, de sorte que je n’aurais jamais eu que peu de peine à me refaire ma sortie. Mais ce n’est pas possible ; car c’est justement la prudence qui exige que je puisse m’échapper sur-le-champ, c’est la prudence qui, comme si souvent, hélas ! exige qu’on risque sa vie ; ce sont calculs des plus pénibles et le plaisir qu’un cerveau subtil puise en lui-même incite seul à les pousser plus loin. Il faut que j’aie la possibilité de sortir immédiatement : ne puis-je pas, malgré toute ma vigilance, être attaqué du côté le plus inattendu ? Je vis en paix au plus secret de ma maison, et cependant quelque part, n’importe où, l’ennemi perce un trou qui l’amènera sur moi. Je ne veux pas dire qu’il ait plus de flair que je n’en ai ; peut-être m’ignore-t-il autant que je l’ignore. Mais il existe des ravisseur acharnés qui fouissent aveuglément et, vu la formidable étendue de mon terrier, ceux-là mêmes peuvent espérer tomber un jour sur l’une de mes voies. Évidemment, j’ai l’avantage d’être chez moi, de connaître toutes les routes et toutes les directions. Le ravisseur risque facilement de devenir ma victime, et une victime d’un goût fort délicat. Mais je me fais vieux, je suis moins fort que beaucoup d’autres et j’ai tant d’ennemis ! En en fuyant un je risque de tomber sous la patte d’un autre. Hélas ! que ne risqué-je pas ! Il me faut la certitude de posséder quelque part une sortie d’accès facile et grande ouverte par où je puisse passer sans peine ; je ne veux pas risquer, pendant que je gratterais avec la rage du désespoir, de sentir soudain si peu que ce soit — le Ciel m’en préserve ! — les dents d’un poursuivant se planter dans ma cuisse. Je n’ai pas d’ennemis que là-haut, il en existe aussi sous terre. Je n’en ai encore jamais vu, mais les légendes parlent d’eux et j’y crois ferme. Ce sont des esprits souterrains ; la légende elle-même ne peut pas les décrire, leurs victimes elles-mêmes ne les ont pas vus ; ils arrivent, on entend leurs ongles gratter juste au-dessous de soi dans cette terre qui est leur élément ; à ce moment on est déjà perdu. Peu importe avec eux qu’on soit dans sa maison, c’est plutôt dans la leur qu’on se trouve. Avec eux ma sortie ne servira de rien, pas plus sans doute qu’en aucun cas ; elle causera plutôt ma mort ; mais elle constitue un espoir et je ne peux pas vivre sans lui. Outre ce grand couloir, je possède encore, pour me relier avec le monde extérieur, de petits boyaux très étroits et assez hasardeux qui me procurent un air respirable ; ils sont percés par les campagnols. Je me suis arrangé pour les utiliser. Ils élargissent le champ de mon flair et m’assurent ainsi une protection. De plus, ils laissent entrer chez moi une masse de menu gibier que je consomme sans me déranger, de sorte que je puis avoir en fretin un butin suffisant pour mon modeste entretien sans même quitter mon terrier.
— Franz Kafka, le Terrier (trad. Alexandre Vialatte)
Ceux qui sortent du cadre, en renouant par exemple avec des démarches plus « balzaciennes » pour faire quelque chose de nouveau, par exemple Houellebecq et bien d’autres, vont être classés comme des gens « rétro ». C’est pourtant eux, finalement, qui définissent, par rapport aux années 1950, une attitude romanesque complètement nouvelle… Ces années 1950, c’est devenu une espèce de « néo-académisme »… Une modernité parvenue au statut social, universitaire, qui veut toujours garder ce privilège de l’audace et de la novation et qui désigne ce qui ne lui ressemble pas comme une régression. J’ai vécu ça avec Robbe-Grillet, un homme par ailleurs très sympathique. Quand j’ai eu le Prix Médicis, il était là, dans le jury. Le même jour, le prix Femina a été décerné à Marie NDiaye, une écrivaine qu’il aime à juste titre mais qui est liée par son esthétique à l’aventure du Nouveau roman. Robbe-Grillet donc vient me voir et me dit : « C’est bien, tu as eu ton prix, mais vraiment, tu comprends, ta littérature c’est réac, on dirait du Balzac… Alors que Marie NDiaye, c’est une littérature vraiment audacieuse ». Pour lui, l’audace, c’est ce qui lui rappelle l’audace de ses trente ans, alors que la mienne, il est incapable de la percevoir…
[…]
Des féeries d’un nouveau genre sont possibles : autour du tourisme, de notre rapport aux machines, à l’image, aux nouvelles technologies… Tous ces domaines qui n’ont pas encore donné lieu à de vraies explorations romanesques, alors qu’ils changent radicalement notre vision du monde. Pour ma part, j’aime bien raconter l’affolement de personnages lisses, genre jeunes cadres, dans les labyrinthes contemporains, de la sanisette automatique dans Drôle de temps à la communication en ligne dans Service clientèle. Cet affrontement des machines, sans qu’il s’agisse de science-fiction mais plutôt de froideur hyperréaliste, voilà ce qui me fascine. Sauf que notre hyper-réalité a elle-même un fond surréaliste : on y glisse facilement de la description rigoureuse vers la féerie, le cauchemar. C’est pour cette raison que des auteurs comme Kafka ou Marcel Aymé, des habitués de ce genre de glissement, sont pour moi des sources vives, en tout cas bien plus que les chercheurs en écriture.
Étions-nous fous ? Nous courions la nuit à travers le parc et brandissions des branches.
— Franz Kafka, Journal (trad. Marthe Robert)
Devant la porte de la Loi se tient un gardien. Ce gardien voit arriver un homme de la campagne qui sollicite accès à la Loi. Mais le gardien dit qu’il ne peut le laisser entrer maintenant. L’homme réfléchit, puis demande si, alors, il pourra entrer plus tard. « C’est possible, dit le gardien, mais pas maintenant. » Comme la grande porte de la Loi est ouverte, comme toujours, et que le gardien s’écarte, l’homme se penche pour regarder à l’intérieur. Quand le gardien s’en aperçoit, il rit et dit : « Si tu es tellement attiré, essaie donc d’entrer en dépit de mon interdiction. Mais sache que je suis puissant. Et je ne suis que le dernier des gardiens. De salle en salle, il y a des gardiens de plus en plus puissants. La vue du troisième est déjà insupportable, même pour moi. » L’homme de la campagne ne s’attendait pas à de telles difficultés ; la Loi est pourtant censée être accessible à tous à tout moment, pense-t-il ; mais en examinant de plus près le gardien dans sa pelisse, avec son grand nez pointu, sa longue barbe de Tartare maigre et noire, il se résout à attendre tout de même qu’on lui donne la permission d’entrer. Le gardien lui donne un tabouret et le fait asseoir à côté de la porte. Il y reste des jours, des années. Il fait de nombreuses tentatives pour être admis et fatigue le gardien par ses prières. Le gardien lui fait fréquemment subir de petits interrogatoires, lui pose toutes sortes de questions sur son pays et sur bien d’autres choses, mais ce sont des questions posées avec indifférence, comme le font les gens importants ; et il conclut à chaque fois en disant qu’il ne peut toujours pas le laisser entrer. L’homme, qui s’est muni de beaucoup de choses pour ce voyage, les utilise toutes, si précieuses soient-elles, pour soudoyer le gardien. Celui-ci accepte bien tout, mais en disant : « J’accepte uniquement pour que tu sois sûr de ne rien avoir négligé. » Pendant toutes ces années, l’homme observe le gardien presque sans interruption. Il oublie les autres gardiens et ce premier gardien lui semble être l’unique obstacle qui l’empêche d’accéder jusqu’à la Loi. Il maudit le hasard malheureux, à voix haute et sans retenue les premières années ; par la suite, avec l’âge, il ne fait plus que grommeler dans son coin. Il retombe en enfance : étudiant le gardien depuis des années, il connaît même les puces de son col de fourrure, et il supplie jusqu’à ces puces de l’aider à fléchir le gardien. Finalement, sa vue baisse et il ne sait pas s’il fait réellement plus sombre autour de lui, ou bien si ce sont seulement ses yeux qui le trompent. Mais il distingue bien dans l’obscurité une lueur que rien n’éteint et qui passe par la porte de la Loi. Alors il n’a plus longtemps à vivre. Avant qu’il meure, toute l’expérience de tout ce temps passé afflue dans sa tête et prend la forme d’une question, que jamais jusque-là il n’a posée au gardien. Il lui fait signe d’approcher, car il ne peut plus redresser son corps de plus en plus engourdi. Le gardien doit se pencher de haut, car la différence de taille entre eux s’est accentuée nettement au détriment de l’homme. « Qu’est-ce que tu veux encore savoir ?, dit le gardien. Tu es insatiable.
— N’est-ce pas, dit l’homme, tout le monde voudrait tant approcher la Loi. Comment se fait-il qu’au cours de toutes ces années il n’y ait eu que moi qui demande à entrer ? » Le gardien se rend compte alors que c’est la fin et, pour frapper encore son oreille affaiblie, il hurle : « Personne d’autre n’avait le droit d’entrer par ici, car cette porte t’était destinée, à toi seul. Maintenant je pars et je vais la fermer… »
— Franz Kafka, le Procès (trad. Bernard Lortholary)
Mon emploi m’est intolérable parce qu’il contredit mon unique désir et mon unique vocation, qui est la littérature. Comme je ne suis rien d’autre que littérature, que je ne peux et ne veux pas être autre chose, mon emploi ne pourra jamais m’exalter, mais il pourra fort bien me détraquer complètement. Je ne suis pas loin de l’être. Des états nerveux de la pire espèce me dominent sans cesse, et cette année marquée par les soucis et les tourments que me causent mon avenir et celui de votre fille, a définitivement prouvé mon absence de résistance. Vous pourriez me demander pourquoi je ne renonce pas à cet emploi, et pourquoi, puisque je n’ai pas de fortune, je n’essaie pas de vivre de mes travaux littéraires. À cela, je ne peux faire qu’une réponse lamentable, à savoir que je n’en ai pas la force et que, pour autant que je puisse envisager ma situation dans son ensemble, j’irai plutôt à ma ruine en gardant cet emploi, mais que j’irai rapidement, il est vrai.
— Franz Kafka, Journal (trad. Marthe Robert)
Les métaphores sont l’une des choses qui me font désespérer de la littérature.
— Franz Kafka, Journal (trad. Marthe Robert)
Je hais tout ce qui ne concerne pas la littérature, les conversations m’ennuient (même si elles concernent la littérature), faire des visites m’ennuie, les joies et les peines des gens de ma famille m’ennuient jusqu’au fond de l’âme. Les conversations ôtent à tout ce que je pense le poids, le sérieux, la vérité.
— Franz Kafka, Journal (trad. Marthe Robert)