Regardez-les remplir leur pauvre petit esquif de beaux habits, de grandes maisons, d’une domesticité royale, d’une horde de « bons amis » qui se soucient d’eux autant que de l’an quarante. Et voilà ces maisons qui retentissent de divertissements ruineux dont personne ne s’amuse, voilà le règne écrasant des protocoles, des modes, des prétentions et autres étalages, mais par-dessus tout voilà la plus encombrante et la plus absurde des futilités : la sacro-sainte peur du qu’en-dira-t-on !
Regardez-les sombrer dans les plaisirs assommants, les luxes aliénants, les mille affectations qui, tel le carcan de fer réservé jadis aux criminels, enserrent et martyrisent la tête qui le porte ! Tout cela, frère, n’est que surcharge négligeable et rien de plus ! Jette-moi ça par-dessus bord ! Ta barque en est si lourde que tu peines à la rame. Elle en est si encombrée et si dangereuse à mouvoir que l’inquiétude et le souci te privent du moindre instant de liberté, de la plus petite occasion de rêver, t’empêchent de contempler les ombres que le vent fait glisser sur les eaux et les scintillements du soleil jouant parmi les flots… et les grands arbres sur les berges, penchés vers leurs reflets, et le vert et l’or des bois, les lis blancs et jaunes, les roseaux ondulants, les joncs, les orchidées, les myosotis si bleus !
Jette ta charge par-dessus bord, frère ! Que la barque de ta vie soit légère ! N’y emporte que le nécessaire : un logis accueillant et des plaisirs simples, un ou deux amis dignes de ce nom, un être que tu aimes, et qui t’aime, un chat, un chien, une pipe ou deux, assez de quoi manger et te vêtir, et un peu plus qu’assez à boire… car la soif est chose dangereuse.
Tu verras alors comme le voyage sera doux. Tu redouteras moins le danger de chavirer, et quand cela arriverait, dis-toi qu’une aussi bonne et simple cargaison ne saurait craindre l’eau. Tu auras le temps de méditer tout comme celui de travailler. Le temps de te chauffer au soleil de la vie, le temps d’écouter la musique éolienne que le vent divin tire des cœurs de tes frères humains, le temps…
— Jerome K. Jerome, Trois hommes dans un bateau. Sans oublier le chien ! (trad. Philippe Rouard)