« Portrait de Jean-Pierre Issenhuth » : animé par Jean-François Bourgeault, avec François Hébert et Yvon Rivard.
Issenhuth
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J’ai bâti la cabane pour elle-même. J’y cherche, quand c’est possible, une atmosphère de vie fruste dont j’ai besoin et qu’en général les habitations ne donnent plus. J’entends, par cette atmosphère, la proximité des éléments, le contact immédiat des flammes, celui du matériau brut et la sensation du dehors, très proche. Air, terre, eau, glace, neige, feu et bois, qui m’ont paru l’essence de ce pays, je les ai voulus d’une proximité augmentée par un habitat exigu. J’ai voulu, immédiatement à portée de la main, de tous côtés, derrière les planches et les nombreuses fenêtres, le monde des animaux et des plantes, qui triomphera de la cabane si on lui en laisse le temps.
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Le solitaire tait les sentiments dont l’expression, donnant à l’auditeur du pouvoir sur lui, aggraverait le risque d’effondrement qui le menace. Il est fragile, et montre sans le vouloir l’apparence du contraire. On le dit volontiers sans cœur, infirme, et il pense avec tristesse qu’on a raison, puisqu’il ne sait rien inspirer d’autre. Il arrive qu’on le nomme ermite avec un peu de dérision, mais sans méchanceté : il s’associe à ces propos avec le sourire. Le statut d’ermite le protège…
« Si je me suis fixé ici pour y vivre en ermite, c’est qu’en aucun lieu du monde je ne me suis deviné aussi proche des forces élémentaires qu’aujourd’hui les hommes ignorent ou méprisent. Il me faudra des années sans doute pour en connaître la nature, mais je suis doué d’une patience inlassable : mon seul génie. » (André Hardellet)
… Les relations humaines soutenues ou intenses l’indisposent. Il s’en trouve étouffé, prisonnier, vidé de lui-même, réduit à l’état de fantôme. Il se passionne pour des entreprises venues de loin, du fond de lui-même ou d’ailleurs, et s’y engage à corps perdu, à la limite du bon sens…
« Nous avons l’obligation de nous mesurer avec une soi-disant idée folle que nous avons eue nous-même […] et de réaliser cette idée folle contre tous les doutes et prescriptions et accusations, envers et contre tout », parce que nous voulons « finalement dire que nous avons, au moins un certain temps, vécu dans notre monde ». (Thomas Bernhard)
… Ces entreprises vont de pair avec des convictions lentement formées, démolies, rebâties, inspectées, vérifiées, révisées, d’autant plus entourées de soins qu’il les sait toujours vouées à se défaire. Un contentieux insoluble, nourri de malentendus, pèse entre lui et les autres, et pèse d’autant plus lourd que les autres ne semblent pas voir les malentendus. Le faible besoin qu’il a des contacts avec autrui n’est-il pas une insulte à la considération, à la bienveillance, aux attentions qu’on a pour lui ? On lui accorde de l’importance — où est la réciproque ? On pressent en lui des richesses — pourquoi les partage-t-il si peu ? Il s’est persuadé qu’il n’intéresse personne, et, quand il s’aperçoit qu’il se trompe, croyez-vous qu’il en serait ébranlé ? Il l’est si peu ! Voilà pourquoi on peut le juger, au pire, méprisant ; au mieux, indifférent. Faute d’autre explication, on peut tout aussi bien le croire imbu de lui-même, et par moments il se supporte si mal qu’il pense avoir assez vécu, et demande d’être délivré, et plonge dans la forêt…
« Entrer dans la nature et inspirer et expirer dans cette nature, et être effectivement et pour toujours chez soi exclusivement dans cette nature, c’était cela, il le sentait, le bonheur suprême. Aller dans la forêt, dans la forêt profonde, dit le comédien du Burg, se confier entièrement à la forêt, tout est là, dans cette pensée : n’être soi-même rien d’autre que la nature en personne. » (Thomas Bernhard)
— Jean-Pierre Issenhuth, le Cinquième Monde. Carnet