Je préfère à l’expression absurde celle d’insolite.
Ionesco
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À trente-cinq ans il est temps de se retirer de la course. Si course il y a. J’en avais par-dessus la tête de mon emploi. Il était déjà tard, je n’avais pas loin de quarante ans. Je serais mort d’ennui et de tristesse si je n’avais pas fait cet héritage inattendu. C’est bien rare, mais il y a encore des oncles d’Amérique, à moins que le mien ne fût le dernier. En tout cas, aucun des collègues de la petite entreprise n’avait un père, un cousin ou un oncle américain. Ils s’en montrèrent jaloux : imaginez-vous, ne plus avoir besoin de travailler ! Mes adieux furent brefs. J’offris un beaujolais au café du coin, je n’y avais même pas invité Juliette. Elle était toujours vexée. Après nous être abandonnés l’un à l’autre, nous nous étions abandonnés. Le patron de l’entreprise était encore plus vexé que la petite amie, « il s’y attendait », me dit-il ; curieux, car je ne m’y étais pas attendu moi-même. J’aurais dû annoncer mon départ trois mois à l’avance, telle était la règle, m’assurait-il. « Je vais avoir beaucoup de mal à trouver quelqu’un comme vous. » Combien de fois ne m’avait-il pas reproché de travailler mal, menaçant périodiquement de me remplacer, ce qui me faisait frémir. Car où trouver le même emploi que celui auquel, plutôt mal que bien, je m’étais habitué ? Après chaque menace de renvoi, la peur me donnait un regain d’activité qui durait deux ou trois jours. Et puis, ça se relâchait. Au bout de deux semaines environ, nouvelles menaces. Je travaillais donc avec assiduité, à peu près six ou sept jours par mois. J’étais à bout. Je n’ai pas accordé au patron une journée de plus, c’était ma revanche. C’est avec plaisir que je lui payai un mois de dédit. Finalement, il refusa la somme, pour être chic. Je ne suis pas méchant. Je lui permis cette satisfaction.
— Eugène Ionesco, le Solitaire