Non, je n’ai vraiment pas l’âme en paix.
Ne dis pas de bêtises, m’admonesté-je. Tu as un emploi sûr, qui t’ouvre droit à la retraite, et par les temps qui courent, quand personne ne sait si la Terre tournera encore demain, ça n’est pas si mal ! Combien de gens s’en lècheraient les dix doigts s’ils étaient à ta place ?! Comme il est insignifiant le pourcentage de candidats à l’enseignement qui deviennent effectivement professeurs ! Remercie le Ciel d’appartenir au corps enseignant d’un lycée municipal et de pouvoir ainsi avancer vers la vieillesse et le gâtisme sans aucun souci matériel ! Tu peux fort bien vivre cent ans, peut-être même seras-tu un jour le plus vieil homme du pays ! Alors, le jour de ton anniversaire on verra ta photo dans les journaux illustrés avec la légende : « Toujours alerte ! » Et tout ça avec une retraite ! Songes-y et ne faute point !
Je ne faute pointe et me mets au travail.
Vingt-six cahiers bleus sont empilés devant moi, vingt-six garçons d’environ quatorze ans ont composé hier durant l’heure de géographie, car j’enseigne l’histoire et la géographie.
Dehors, le soleil brille toujours ; comme on doit être bien au parc ! Mais le devoir avant tout, je corrige les cahiers et note dans mon carnet ce que valent les uns et les autres.
[…]
Ce que je sais pour l’instant, c’est qu’il me faut une fois de plus lire de bout en bout vingt-six compositions, des compositions qui tirent de fausses conclusions d’hypothèses boiteuses. Que ce serait bien si le « faux » et le « boiteux » se neutralisaient mutuellement ! – mais ils ne le font pas. Ils avancent bras dessus bras dessous en beuglant des paroles creuses.
Le fonctionnaire municipal que je suis se gardera bien d’élever la moindre critique contre cette charmante rengaine ! Même si cela fait mal, que peut-on seul contre tous ? On ne peut qu’enrager en secret. Et je ne veux plus enrager !
— Ödön von Horváth, Jeunesse sans Dieu (trad. Rémy Lambrechts)