Ce genre de ville est l’une des plus plaisantes et des plus lucratives entreprises de l’esprit moderne. Sa naissance et son organisation reposent sur une synthèse géniale que pouvaient seuls concevoir de très profonds connaisseurs de la psychologie particulière aux habitants des grandes villes, à moins qu’on ne veuille définir cette synthèse comme une émanation directe de l’âme de la grande ville, comme la réalisation de son rêve ; car cette création matérialise, à un degré de perfection idéale, tous les désirs de vacances et de nature dont est remplie l’âme de l’habitant moyen d’une grande ville. C’est un fait bien connu que l’habitant des grands capitales ne raffole de rien autant que de nature, de vie idyllique, de paix et de beauté. On sait cependant que toutes ces belles choses, qu’il désire si ardemment et dont la Terre regorgeait il y a peu de temps encore, sont pour lui des nourritures parfaitement indigestes qu’il ne peut supporter. Mais comme il veut malgré tout en jouir et qu’il s’est bel et bien mis en tête de retrouver la nature, on lui a monté de toutes pièces une nature sans nature, sans danger, hygiénique et dénaturée, comme il existe du café sans caféine et des cigares sans nicotine. Néanmoins, le principe directeur des arts décoratifs modernes, à savoir l’exigence d’absolue « authenticité », demeure déterminant. C’est avec raison que l’industrie moderne a mis l’accent sur cette exigence, inconnue des époques antérieures à la nôtre parce que, dans ce temps-là, chaque brebis était effectivement une vraie brebis et donnait de la vraie laine, chaque vache était une véritable vache et produisait du véritable lait ; on n’avait pas encore inventé les brebis et les vaches artificielles. Cependant, une fois qu’elles eurent été inventées et qu’elles eurent à peu près éliminé les vraies, on ne tarda pas à découvrir l’idéal de l’authenticité. […] L’ersatz de la nature que réclame aujourd’hui le citadin doit absolument être authentique, comme le sont l’argenterie dont il se sert pour banqueter, les perles dont sa femme est parée, comme l’amour qu’il nourrit dans son sein pour le peuple et pour la République.
— Hermann Hesse, Une ville touristique du Midi (trad. Edmond Beaujon)