De même qu’il ruinait par ce nouveau travail les fondements du consensus sexuel, il avait commencé à miner les galeries de son propre labyrinthe. Il avait annoncé, au dos du premier volume de son histoire monumentale des comportements, puisque le prochain était déjà entièrement rédigé et qu’il tenait en main la documentation nécessaire pour les suivants, les titres des quatre volumes à venir. Engagé au premier tiers d’un chantier dont il avait dessiné le plan, les pylônes et les arrêtes, les zones d’ombre aussi, et les passerelles de circulation, selon les règles du système qui avaient fait leurs preuves dans ses livres précédents, qui lui avaient valu sa réputation internationale, le voilà saisi d’un ennui, ou d’un doute terrible. Il arrête le chantier, raye tous ses plans, stoppe cette histoire monumentale des comportements ordonnée par avance sur le papier à musique de ses dialectiques. Il pense d’abord reporter à la fin le deuxième volume, le laisser en tout cas en attente, pour prendre un autre angle d’attaque, décaler les origines de son histoire, et inventer de nouvelles méthodes d’exploration. De déviation en déviation, axé sur des voies périphériques, des excroissances annexes de son projet initial qui deviennent à elles seules des livres en soi plus que des paragraphes, il se perd, se décourage, détruit, abandonne, rebâtit, regreffe et se laisse peu à peu gagner par la torpeur excitée d’un repli, d’un manquement persistant de publication, en butte à toutes les rumeurs, les plus jalouses, d’impuissance ou de gâtisme, ou d’un aveu d’erreur ou de vacuité, engourdi de plus en plus par le rêve d’un livre infini, qui ouvrirait toutes les questions possibles, et que rien ne saurait clore, rien ne saurait arrêter sauf la mort ou l’épuisement, le livre le plus puissant et le plus fragile du monde, un trésor en progrès tenu par la main qui l’approche et le recule de l’abîme, à chaque rebond de pensée, et du feu au moindre abattement, une bible vouée à l’enfer. L’assurance de sa mort prochaine mit un terme à ce rêve. Une fois le temps compté, il entreprit de réordonner son livre, avec limpidité.
— Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie