Thomas se réveille […] il voit son doigt recousu, Je dois être au CHUM, par la porte ouverte de sa petite chambre il observe le fourmillement des infirmières et des médecins, il entend des murmures, des bruits de pas, il se sent aspiré par cette béance, ce rectangle lumineux découpé dans le mur, il lévite, flotte en dehors de sa chambre, et soudain il traverse un mur et se retrouve dans le réseau pneumatique de l’hôpital, au milieu des prélèvements et des remèdes, il monte à bord d’une capsule de plastique et file à toute vitesse, à très exactement vingt-deux kilomètres-heure, où désire-t-il aller, il traverse les pavillons, la cafétéria, se rend au centre de distribution où des robots actionnent leurs bras mécaniques, comptent les médicaments, les emballent aux côtés d’humains qui font des tâches similaires, Suis-je dans un film ? se demande-t-il, et alors il suit un robot, prend l’ascenseur qui lui est réservé, bifurque vers le pavillon D, ce pavillon qu’il a visité avec sa mère il y a quelques mois, espérant un jour y travailler, le pavillon D qui compte pas moins de dix-neuf étages, avec bon nombre de recoins, de corridors et de détours, dix-neuf étages peuplés de travailleuses et de travailleurs acharnés qui inspectent, auscultent, aident, tâtent, mesurent, mais aussi mangent, défèquent, pleurent, parfois dorment, il les observe qui fourmillent dans les couloirs, dans les chiottes, dans les bureaux, chaque espace est aménagé pour répondre à une fonction précise, mais Thomas se demande qui de ces gens connaît vraiment le CHUM, qui en a visité tous les corridors, les détours et les recoins, il parcourt les allées labyrinthiques, traverse les murs, Tiens, qui peut dire ce qui se trouve derrière la quatorzième porte du sixième étage, pas celle du corridor principal, non, celle qui se trouve dans le couloir excentré, en coude, accessible uniquement par cet autre passage où seuls les employés peuvent circuler, Thomas n’avait pas vu cet endroit lors de sa visite mais maintenant il le peut, il se déplace à travers les dix-neuf étages du pavillon D, s’immisce sous les portes, par les trous de serrure, nombreuses sont les pièces où il faut un code d’accès, un mot de passe, un badge que l’on passe devant un détecteur ou tout simplement une clé, nombreuses sont les pièces où il est interdit de s’aventurer, De ces pièces qui connaît tous les secrets, se demande-t-il, qui sait ce qui se trouve derrière la quatorzième porte du sixième étage, le directeur l’ignore, il s’en tient à sa tâche, il dirige, c’est tout, et les médecins ne quittent pas leur pavillon, il doit bien y avoir des agents de sécurité qui ont accès à une vision globale, à une salle des caméras, comme dans les films d’espionnage, mais nombreux sont les lieux où l’intimité doit être respectée, une salle d’examen, un bureau prévu pour les négociations corsées, de celles qui ont lieu derrière des portes closes, Thomas n’ose pas entrer, il pense avec vertige que personne ne peut avoir une vue d’ensemble de la structure, l’architecte, peut-être, qui l’a dessinée, mais encore, Thomas sait trop bien comment il est facile pour l’entrepreneur de prendre quelques libertés, un pot-de-vin et hop, une salle secrète, un quatrième sous-sol, une trappe dans le mur, alors le CHUM, ce « nouvel hôpital » qui n’est en fait qu’une chimère, que l’amalgame de trois hôpitaux anciens que l’on a raboutés comme on a rabouté son doigt, il soigne, gué-rit, ressuscite, mais Thomas se demande si derrière cette porte ne se déroulent pas aussi des actions plus sombres, des sacrifices, des expérimentations que personne ne doit voir – et puis il se dit qu’il n’a rien à perdre, il se sent protégé, lové dans son environnement douillet, alors il y va, il traverse la quatorzième porte du sixième étage et derrière il n’y a ni sacrifice ni expérimentation, il n’y a que son corps, meurtri, déchiré, criblé de protubérances tubulaires qui le rattachent à cette machine, à cette électricité qui parcourt l’ensemble de l’hôpital, il se sent soudain enchaîné, captif, il a intégré la chimère, il a nourri la bête.
— Étienne Goudreau-Lajeunesse, « Morphine », Cochoncetés