Mais dès que le beau temps revenait et que les rayons du soleil, filtrant à travers les fenêtres de son sous-sol, se chargeaient de pollen, sitôt que les cendriers en fer-blanc exhalaient la puanteur de tout un hiver de nicotine et de contemplation, les failles de son univers solitaire et besogneux éclataient au grand jour, même à ses yeux. Elle avait beau affectionner ces pauvres vieux objets que d’autres avaient déjà aimés, ces documents abîmés, ces souvenirs lourds de passé, quand elle apercevait ses bras pâles, d’un gris limace, et ses doigts tachés de très vieille encre, quand les bouts de papier punaisés sur ses tableaux d’affichage se recroquevillaient et ne présentaient plus aucun intérêt, quand elle constatait que ses yeux n’arrivaient plus à s’habituer à la lumière, elle en éprouvait toujours de la honte, car l’image de la « belle vie » dont s’était autrefois imprégnée son âme était aux antipodes de tout cela, et elle en souffrait. (p. 12-13)
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Où donc étais-je ? songea-t-elle. Une vie d’absence est-elle une vie ?
Depuis quelque temps, ça n’allait pas. Ce n’était rien de précis ; il lui semblait plutôt que la vie en général s’en prenait à elle. Tout tournait à la grisaille. Au début, elle s’était complu dans l’isolement érudit de son travail, elle avait apprécié qu’il l’abrite des vulgarités du monde, mais cinq ans de ce régime l’avaient exagérément vieillie, autant que les papiers jaunis qu’elle manipulait à longueur de journée. Lorsque, très rarement, elle levait les yeux du passé pour observer le présent, celui-ci s’estompait, plus fuyant qu’un mirage. Bien qu’elle en ait discuté avec le directeur, qui avait minimisé la chose, disant que son état d’esprit était un risque du métier, elle se refusait à admettre que la seule vie qui lui ait été donnée dût être vécue de cette façon. (p. 23-24)
— Marian Engel, Ours (trad. Marie Josée Thériault)