Nuit blanche, numéro 12 (février-mars 1984). Trouvaille de irresolu.
Echenoz
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Les pôles, chacun peut l’éprouver, sont les régions du monde les plus difficiles à regarder sur une carte. On n’y trouve jamais bien son compte. De deux choses l’une en effet. On peut d’abord essayer de les considérer comme occupant le haut et le bas d’un planisphère classique, l’équateur étant pris comme base horizontale médiane. Mais dans ces conditions tout se passe comme si on les regardait de profil, en perspective fugitive et toujours forcément incomplets, ce n’est pas satisfaisant. Ensuite on peut aussi les regarder par en dessus, comme vus d’avion : de telles cartes existent. Mais alors c’est à leur articulation avec les continents, qu’habituellement on voit pour ainsi dire de face, que l’on ne comprend plus rien et ça ne va pas non plus. Ainsi les pôles sont-ils rétifs à l’espace plat. Obligeant à penser en plusieurs dimensions en même temps, ils posent un maximum de problèmes à l’intelligence cartographique.
— Jean Echenoz, Je m’en vais
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Je n’ai même plus le droit de me plaindre, c’est terrible.
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Avec tout ça, qui est allé vite comme toute sa vie, Gregor va sur ses cinquante-cinq ans. On ne se rend jamais compte à quel point c’est rapide alors que les journées traînent en longueur et que les après-midi sont interminables. On se retrouve doté d’un certain âge sans avoir bien compris comment, même si comme Gregor on consulte sa montre tout le temps, même si celle-là ne donne qu’une idée imparfaite, tendancieuse et pour tout dire fausse de celui-ci.
— Jean Echenoz, Des éclairs
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Les deux hommes avaient une cinquantaine d’années, des manières de chemineaux mais ils s’exprimaient avec une précision non exempte, chez Poussin, de préciosité. La voix de Castel était un peu cassée, lyophilisée, sèche comme un échappement de moteur froid, quand celle de Poussin sonnait tout en rondeur et lubrifiée, ses participes glissant et patinant comme des soupapes, ses compléments d’objet dérapant dans l’huile. Ils vivaient, sans argent, à l’écart des hommes et se nourrissaient de restes récupérés la nuit dans les décharges et les poubelles proches, et parfois également de petits animaux qu’ils savaient capturer, lapins mais aussi hérissons voire lézards, et sexuellement semblaient se satisfaire l’un de l’autre. Ce qui est tout bénéfice pour vous, fit un jour observer Poussin à Victoire. Car faute de quoi vous aurions-nous violée, sans doute, et qu’aurions-nous bien pu faire de vous après ?
— Jean Echenoz, Un an