L’homme, serviteur de l’automate, deviendra lui-même un automate, un robot, comme disait mon ami Karel Capek, j’ajoute un automate souffrant et ahuri.
— Georges Duhamel, Refuges de la lecture
L’homme, serviteur de l’automate, deviendra lui-même un automate, un robot, comme disait mon ami Karel Capek, j’ajoute un automate souffrant et ahuri.
— Georges Duhamel, Refuges de la lecture
Car j’ai beaucoup travaillé devant ce paysage aride. C’est même là que j’ai, pour la première fois, compris quel bienfait étaient les horizons clos pour ceux qui s’évertuent par l’esprit. J’entends bien que la muraille toute proche, aveugle est rebutante, est hostile. Mais je sais aussi que les panoramas infinis ne sont point favorables à certaine forme de recueillement. L’heure de la contemplation n’est pas l’heure du labeur. Il m’est arrivé souvent de m’installer, pour mon travail, face à l’océan, ou devant un noble cirque de montagnes. Mon esprit ne résistait point longtemps au désir de l’évasion. J’imagine que, pendant les dix-huit années de son exil, Hugo, malgré l’habitude qu’il avait naturellement de tutoyer l’infini, s’est détourné de la fenêtre pour composer ses belles œuvres, pour retrouver en soi une image de l’infini, la féconde image intérieure de l’infini.
— Georges Duhamel, Biographie de mes fantômes
Dans un fauteuil, tout en caressant lentement de la main droite un rôti de veau, Youri lisait les œuvres complètes de Georges Duhamel.
— Pierre Jourde, l’Œuvre du propriétaire
Une fois de plus, je vais me séparer de Salavin. Je le retrouverai, je le quitterai bien des fois encore. Il est mort, mais ne vivons-nous pas avec nos morts ? Parmi les fantômes qui hantent notre souvenir, les créatures imaginaires ne sont pas les moins fidèles. Nous portons le deuil de nos parents et de nos amis, mais aussi d’Ophélie, mais aussi de Violaine, mais aussi de Mélissande. J’ai perdu des êtres de chair qui m’en avaient moins dit d’eux-mêmes que je n’en sais de Salavin. Je pense que son ombre inquiète m’attendra, le soir, encore, au coin des rues mal éclairées de mon vieux Paris natal. Qu’elle approche sans défiance. Je ne la repousserai pas.
— Georges Duhamel, « Vie et mort d’un héros de roman », annexe à Vie et Aventures de Salavin
J’ai essayé de dire ailleurs comment il compose et rédige. Il faut pourtant le rappeler à l’égard de ce qui nous occupe. Sachez donc que Duhamel écrit ses volumes sous deux états successifs, un premier jet, puis la copie définitive. Il n’use point en général de coupures et de béquets, quoiqu’il utilise souvent des notes prises pour soulager sa mémoire. Il respecte avant tout ce qu’on pourrait nommer le train vital de la pensée, et que les poètes appellent inspiration. À l’exemple de tous les écrivains doués de facilité, mais tout voués à leur tâche, il se met dans une manière d’état second, dont les approches sont moins agréables que le séjour, et qui libère en tout cas cet automatisme supérieur, cette hypnose spéciale dont les psychologues savent l’effet. Les naïfs croient que de posséder ce don, cela équivaut à travailler avec son inconscient. Ces termes sont dangereux. L’inconscient en question est plutôt une conscience nouvelle, fermée provisoirement aux impressions du dehors, et qui n’est remarquable que par sa concentration, son égoïsme. Il est pourtant assez bien séparé de la vie ordinaire de l’esprit pour que ses productions soient ensuite relues avec étonnement par l’auteur même : il y exerce sa critique comme sur un objet qui n’est point sorti de lui. Tel détail le choque-t-il, alors y soupçonne une extravagance, une maladresse du démon mal surveillé. La plupart du temps il retrouve avec plaisir dans sa prose, dans son invention, un rythme, une propriété qu’il reconnaît alors définitivement : c’est le sceau de la paternité. Et c’est aussi le plus grand plaisir de l’écrivain, dont il semble que l’âme partagée se recolle avec aisance, reprenne son unité, se rende hommage de ne l’avoir jamais perdue.
— André Thérive, « La prose de Duhamel », Georges Duhamel
Mon âme, c’est quarante années de menus événements, de pensées, de gestes, quarante années de paroles, toujours les mêmes. Ce que j’appelle mon âme, c’est une carcasse, usée déjà plus qu’à demi, avec des poils, des plis, des cicatrices et des durillons. C’est un canapé que vous ne connaissez pas, mais qui n’est pas dépourvu d’expérience. C’est un lit qui représente presque quinze ans de moi. C’est une vieille commode en merisier, un buffet Henri II et quelques chromos sur une muraille. C’est une vieille maison, une rue sans soleil. Et quoi encore ? Une ville que je porte sur ma peau, comme une tunique suffocante, depuis ma naissance, et qui pense, pour moi, la moitié de mes pensées. Et quoi encore ? ma mère, ma femme, des souvenirs…
— Georges Duhamel, le Club des Lyonnais
Lʼhumilité des saints est paradoxale. Cʼest à qui sera le plus pauvre, le plus modeste, le plus obscur. Toujours quelque chose de plus que les autres, en somme. La véritable humilité serait dʼêtre et de rester ce que lʼon est, comme les pierres. Lʼinertie. Eh bien, non ! Jʼavoue mon ambition. Je voudrais, moi aussi, être quelque chose de plus. De plus que moi-même, assurément.
— Georges Duhamel, Journal de Salavin
En attendant, ils élaborent patiemment un langage qui sera leur langage exclusif, que nul étranger, bientôt, ne comprendra tout à fait. Ils inventent des termes, des locutions, des tournures syntaxiques dont ils sont bien les seuls à comprendre la saveur et la nécessité. Chaque mot a son histoire anecdotique. Chaque mot avance dans le temps, traînant, telle une comète, une longue queue de souvenirs.
Minable couple, celui qui parle le langage de tout le monde.
Dès les premiers jours, ils ont travaillé à leur légende. Chaque minute y apporte quelque épisode, quelque ornement. Par amour de l’amitié et pour embellir la vie, ils apprennent à mentir. Ils mentent d’abord à tour de rôle : celui des deux qui n’a rien dit baisse d’abord la tête, surpris, et cligne des paupières comme un homme qui perd l’équilibre ; mais, vite, il retrouve tout son aplomb et ajoute quelque détail au beau mensonge, pour bien montrer qu’il a compris le jeu et « pour rendre la politesse ».
— Georges Duhamel, Deux Hommes
Cette manœuvre m’avait placé tout près de M. Sureau, à portée du bras gauche de son fauteuil.
C’est alors que je remarquai son oreille gauche. Je m’en souviens très exactement et je juge encore qu’elle n’avait rien d’extraordinaire. C’était l’oreille d’un homme un peu sanguin ; une oreille large, avec des poils et des taches lie-de-vin. Je ne sais pourquoi je me mis à regarder ce coin de peau avec une attention extrême, qui devint bientôt presque douloureuse. Cela se trouvait tout près de moi, mais rien ne m’avait jamais semblé plus lointain et plus étranger. Je pensais : « C’est de la chair humaine. Il y a des gens pour qui toucher cette chair-là est chose toute naturelle ; il y a des gens pour qui c’est chose familière. »
Je vis tout à coup, comme en rêve, un petit garçon — M. Sureau est père de famille —, un petit garçon qui passait un bras autour du cou de M. Sureau. Puis j’aperçus Mlle Dupère. C’était une ancienne dactylographe avec qui M. Sureau avait eu une liaison assez tapageuse. Je l’aperçus penchée derrière M. Sureau et l’embrassant là, précisément, derrière l’oreille. Je pensais toujours : « Eh bien ! c’est de la chair humaine ; il y a des gens qui l’embrassent. C’est naturel. » Cette idée me paraissait, je ne sais pourquoi, invraisemblable et, par moments, odieuse. Différentes images se succédaient dans mon esprit, quand, soudain, je m’aperçus que j’avais remué un peu le bras droit, l’index en avant et, tout de suite, je compris que j’avais envie de poser mon doigt là, sur l’oreille de M. Sureau.
À ce moment, le gros homme grogna dans le cahier et sa tête changea de place. J’en fus, à la fois, furieux et soulagé. Mais il se remit à lire et je sentis mon bras qui recommençait à bouger doucement.
J’avais d’abord été scandalisé par ce besoin de ma main de toucher l’oreille de M. Sureau. Graduellement, je sentis que mon esprit acquiesçait. Pour mille raisons que j’entrevoyais confusément, il me devenait nécessaire de toucher l’oreille de M. Sureau, de me prouver à moi-même que cette oreille n’était pas une chose interdite, inexistante, imaginaire, que ce n’était que de la chaire humaine, comme ma propre oreille. Et, tout à coup, j’allongeai délibérément le bras et posai, avec soin, l’index où je voulais, un peu au-dessus du lobule, sur un coin de peau brique.
— Georges Duhamel, Confession de minuit