Il cessa d’écrire : il n’avait plus rien à cacher.
— Emil Cioran, Cahiers 1957-1972
Il cessa d’écrire : il n’avait plus rien à cacher.
— Emil Cioran, Cahiers 1957-1972
La langue française m’a apaisé comme une camisole de force calme un fou.
— Emil Cioran, Entretiens
LA DÉGRADATION PAR LE TRAVAIL
Les hommes travaillent généralement trop pour pouvoir encore rester eux-mêmes. Le travail : une malédiction, que l’homme a transformée en volupté. Œuvrer de toutes ses forces pour le seul amour du travail, tirer de la joie d’un effort qui ne mène qu’à des accomplissements sans valeur, estimer qu’on ne peut se réaliser autrement que par le labeur incessant – voilà une chose révoltante et incompréhensible. Le travail permanent et soutenu abrutit, banalise et rend impersonnel. Le centre d’intérêt de l’individu se déplace de son milieu subjectif vers une fade objectivité ; l’homme se désintéresse alors de son propre destin, de son évolution intérieure, pour s’attacher à n’importe quoi : l’œuvre véritable, qui devrait être une activité de permanente transfiguration, est devenue un moyen d’extériorisation qui lui fait quitter l’intime de son être. Il est significatif que le travail en soit venu à désigner une activité purement extérieure : aussi l’homme ne s’y réalise-t-il pas – il réalise. Que chacun doive exercer une activité et adopter un style de vie qui, dans la plupart des cas, ne lui convient pas, illustre cette tendance à l’abrutissement par le travail. L’homme voit dans l’ensemble des formes du travail un bénéfice considérable ; mais la frénésie du labeur témoigne, chez lui, d’un penchant au mal. Dans le travail, l’homme s’oublie lui-même ; cela ne débouche cependant pas sur une douce naïveté, mais sur un état voisin de l’imbécillité. Le travail a transformé le sujet humain en objet, et a fait de l’homme une bête qui a eu le tort de trahir ses origines. Au lieu de vivre pour lui-même – non dans le sens de l’égoïsme, mais vers l’épanouissement –, l’homme s’est fait l’esclave pitoyable et impuissant de la réalité extérieure. Où trouver l’extase, la vision et l’exaltation ? Où est-elle la folie suprême, la volupté authentique du mal ? La volupté négative qu’on retrouve dans le culte du travail tient plutôt à la misère et à la platitude, à une mesquinerie détestable. Pourquoi les hommes ne décideraient-ils pas brusquement d’en finir avec leur labeur pour entamer un nouveau travail, sans nulle ressemblance avec celui auquel ils se sont vainement consacrés jusqu’à présent ? N’est-ce pas assez que d’avoir la conscience subjective de l’éternité ? Si l’activité frénétique, le travail ininterrompu et la trépidation ont bien détruit quelque chose, ce ne peut être que le sens de l’éternité, dont le travail est la négation. Plus la poursuite des biens temporels, plus le labeur quotidien augmentent, plus l’éternité devient un bien éloigné, inaccessible. De là dérivent les perspectives si bornées des esprits trop entreprenants, la platitude de leur pensée et de leurs actes. Et, bien que je n’oppose au travail ni la contemplation passive ni la rêverie floue, mais une transfiguration hélas irréalisable, je préfère néanmoins une paresse compréhensive à une activité frénétique et intolérante. Pour éveiller le monde, il faut exalter la paresse. C’est que le paresseux a infiniment plus de sens métaphysique que l’agité.
— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir (trad. André Vornic)
HISTOIRE ET ÉTERNITÉ
Pourquoi devrais-je continuer à vivre dans l’histoire, à partager les idéaux de mon époque, à me préoccuper de la culture ou des problèmes sociaux ? Je suis fatigué de la culture et de l’histoire ; il m’est désormais presque impossible de participer aux tourments du monde et à ses aspirations. Il faut dépasser l’histoire : on atteint ce stade sitôt que le passé, le présent et l’avenir n’ont plus la moindre importance et qu’il vous est indifférent de savoir où et quand vous vivez. En quoi vaut-il mieux vivre aujourd’hui plutôt que dans l’Égypte ancienne ? Nous serions de parfaits imbéciles de déplorer le sort de ceux qui ont vécu à d’autres époques, ignorant le christianisme ou les inventions et découvertes de la science. Comme on ne saurait hiérarchiser les conceptions de la vie, tout le monde a raison et personne. Chaque époque constitue un monde en soi, enfermé dans ses certitudes, jusqu’à ce que le dynamisme de la vie et la dialectique de l’histoire aboutissent à de nouvelles formules tout aussi limitées et insuffisantes. Je me demande comment certains peuvent s’occuper exclusivement du passé, tant l’histoire m’apparaît nulle dans son intégralité. Quel intérêt peut bien avoir l’étude des idéaux révolus et des croyances de nos prédécesseurs ? Les créations humaines ont beau être magnifiques – je m’en désintéresse complètement. La contemplation de l’éternité ne me procure-t-elle pas, en effet, un apaisement bien plus grand ? Non pas homme/histoire, mais homme/éternité – voilà un rapport acceptable dans un monde qui ne vaut même pas la peine qu’on y respire. Personne ne nie l’histoire par simple caprice ; on le fait sous la pression d’immenses tragédies, dont peu soupçonnent l’existence. On imaginera que vous avez pensé l’histoire abstraitement avant de la nier par le raisonnement, alors que votre négation résulte, en réalité, d’un profond accablement. Lorsque je nie le passé de l’humanité dans sa totalité, lorsque je refuse de participer à la vie historique, je suis pris d’une amertume mortelle, plus douloureuse qu’on ne saurait l’imaginer. Est-ce une tristesse latente que ces pensées viennent actualiser et intensifier ? Je sens en moi une saveur aigre de mort et de néant, qui me brûle tel un poison violent. Je suis triste au point que tout ici-bas m’apparaît à jamais dépourvu du moindre charme. Comment pourrais-je encore parler de beauté et m’adonner à l’esthétique quand je suis triste à mourir ?
Je ne veux plus rien savoir. En dépassant l’histoire, on acquiert une sorte de surconscience capitale pour l’expérience de l’éternité. Elle vous porte, en effet, vers une région où les antinomies, les contradictions et les incertitudes de ce monde perdent leur sens, où l’on oublie l’existence et la mort. C’est la peur de la mort qui anime les amateurs d’éternité : l’expérience de celle-ci a, en effet, pour seul avantage réel de vous faire oublier la mort. Mais qu’en est-il lorsque la contemplation s’arrête ?
— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir (trad. André Vornic)
Les deux étudiants me demandèrent aussi pourquoi je n’ai pas cessé d’écrire, de publier. Tout le monde n’a pas la chance de mourir jeune, fut ma réponse. Mon premier livre au titre ronflant — Sur les cimes du désespoir — je l’ai écrit en roumain à l’âge de 21 ans, tout en me promettant de ne jamais recommencer. Puis j’en ai commis un autre, avec la même promesse ensuite. La comédie s’est répétée pendant plus de quarante ans. Pourquoi ? Parce que écrire, si peu que ce soit, m’a aidé à passer d’une année à l’autre, les obsessions exprimées étant affaiblies et, à moitié, surmontées. Produire est un extraordinaire soulagement. Et publier non moins. Un livre qui paraît, c’est votre vie ou une partie de votre vie qui vous devient extérieure, qui ne vous appartient plus, qui a cessé de vous harasser. L’expression vous diminue, vous appauvrit, vous décharge du poids de vous-même, l’expression est perte de substance et libération. Elle vous vide, donc elle vous sauve, elle vous démunit d’un trop-plein encombrant. Quand on exècre quelqu’un au point de vouloir le liquider, le mieux est de prendre une feuille de papier et d’y marquer nombre de fois que X est un salaud, une crapule, un monstre, et on s’apercevra tout de suite qu’on le hait moins et qu’on ne pense presque plus à la vengeance. C’est à peu près ce que j’ai fait à l’égard de moi-même et du monde. Le Précis, je l’ai extrait de mes bas-fonds pour injurier la vie et pour m’injurier. Le résultat ? Je me suis mieux supporté, comme j’ai mieux supporté la vie. On se soigne comme on peut.
— Emil Cioran, « En relisant… », Exercices d’admirations. Essais et portraits
Du temps que je partais en vélo pour des mois à travers la France, mon plus grand plaisir était de m’arrêter dans des cimetières de campagne, de m’allonger entre deux tombes, et de fumer ainsi des heures durant. J’y pense comme à l’époque la plus active de ma vie.
— Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né