Je me sens souvent si étranger à ce monde que je ne serais pas surpris de recevoir un de ces jours un avis d’expulsion en bonne et due forme.
— Éric Chevillard, l’Autofictif
Je me sens souvent si étranger à ce monde que je ne serais pas surpris de recevoir un de ces jours un avis d’expulsion en bonne et due forme.
— Éric Chevillard, l’Autofictif
Il y a ceux pour qui la vie s’accomplit dans la succession des activités, des tâches et des distractions, et ceux qui se débarrassent impatiemment de celles-ci – toujours revenues, hélas –, imaginant que vivre enfin, ce serait n’avoir plus rien à faire. Ah, mes amis…
— Éric Chevillard, l’Autofictif
C’est à croire quelquefois qu’il n’aime pas son métier. Qu’il se rêve plutôt en historien, en philosophe, en journaliste, en psychologue ou en sociologue et qu’il se propose, comme ces derniers, de tout élucider. Alors l’écrivain enquête, raisonne, argumente. Il attrape un pan de réalité par les coins et le secoue comme un tapis. On loue sa lucidité, sa pénétration. Ce faisant, il a pourtant renoncé à toutes ses prérogatives. Le monde aveuglé déjà par les projecteurs et les Scialytique n’a pas vraiment besoin de sa lanterne. Peut-être même attend-il de lui le contraire exactement : qu’il s’oppose à l’extinction de la légende, du mystère, au règne totalitaire de la transparence. L’écrivain n’est pas un laveur de carreaux. Il ne délivre pas une parole autorisée. Il n’est expert en rien. Il ne détient pas non plus de précieuses informations dont son lecteur serait avide ou curieux.
Or cette méprise est de plus en plus répandue et d’abord chez les auteurs eux-mêmes. Nous assistons à la disparition presque complète de l’écrivain fauteur de troubles pour l’esprit, façon Kafka, celui qui sait qu’il n’y a pas d’épaisseur sans opacité ni de songe sans énigme.
L’incroyable précision d’Emmanuel Bove, la justesse infaillible de son observation me font regretter, en lisant Mes amis, qu’il n’ait pas quitté Paris et ses quidams pour se percher sur un pôle.
— Éric Chevillard, l’Autofictif
Pourquoi tout élan d’écriture devrait-il alimenter encore l’universelle fabrique de fictions ? Si nous nous imaginons tous les romanciers penchés en ce moment même de par le monde sur les destins de leurs personnages et la progression de leurs intrigues, n’y verrons-nous pas une représentation du travail d’usine le plus ingrat et le plus asservissant ? Alors que tout est bon pour l’écrivain qui a fait de l’écriture sa façon d’être. C’est à travers elle qu’il éprouve le réel. Certains livres nous le rappellent, qui finissent par ressembler à l’électroencéphalogramme de leur auteur.
Demeurer assis assez longtemps au même endroit pour être signalé par le commentaire diffusé dans le petit train touristique qui parcourt l’île.
— Éric Chevillard, l’Autofictif
Nous vivons plus longtemps que nos aïeux mais avec une moindre conscience de la durée. De petites distractions et compulsions innombrables la pulvérisent — il n’y plus de longueur de temps. Nous mourrons centenaires sans avoir eu jamais dix minutes devant nous.
— Éric Chevillard, l’Autofictif
Comme nous en relirons fort peu, chaque livre que nous refermons est une époque de notre vie qui s’achève, si courte fût-elle, que nous laissons derrière nous et que nous ne visiterons plus que par le souvenir — un monde encore duquel nous sommes pour toujours bannis — bientôt nous n’en comprendrons plus la langue —, auquel ne nous rattache plus que le regret et la nostalgie. Les épisodes de notre existence ne sont jamais si nettement tranchés, leur fin n’est jamais si abrupte ; chaque volume lu contient comme une urne funéraire les heures qui ne reviendront plus. Le grand lecteur ne cesse de dire adieu à la vie.
— Éric Chevillard, l’Autofictif
Tout ce que nous permet aujourd’hui la technique — se voir sur un écran en se parlant d’un bout à l’autre du monde ; regarder quand bon nous semble n’importe quel film, etc. — et qui est en effet proprement prodigieux a aussi son revers. Le désir est exaucé avant de naître. Il n’y a plus de lointains, ni d’autre absence que la mort. La curiosité s’émousse, faute de mystère. La satiété tue l’appétit.
— Éric Chevillard, l’Autofictif
Le livre dans la liseuse électronique n’existe que le temps de la lecture, puis il disparaît, comme effacé, ou siphonné. Nous fréquentions aussi l’objet, jadis (et naguère encore). C’était une présence physique, avec ses caractéristiques familières, une compagnie. Certains volumes étaient de vrais crampons, certes, des incrustés, des parasites, mais d’autres nous accompagnaient comme des fétiches, de déménagement en déménagement. Ils partageaient notre vie. Sans vouloir blesser ces purs esprits, nous les aimions aussi pour leur physique… Leur contenu était associé à leur aspect dans notre mémoire oublieuse et il nous suffisait d’en regarder certains sans même les ouvrir pour très exactement et en un éclair les relire. Voilà tout de même une chose irremplaçable qui va se perdre si la tablette absorbe la bibliothèque.
— Éric Chevillard, l’Autofictif
« La littérature pavillonnaire » : Éric Chevillard sur David Foenkinos.
Et voici que Lydie Salvayre publie Hymne. Un nouveau livre de Lydie Salvayre ! Les joies nous sont chichement comptées en ce monde, sans même parler de cette vie : je me jette sur l’objet. La langue de Lydie Salvayre, quoique souvent venimeuse, et plutôt pour cela même, est l’une des plus précises et des plus justes de notre littérature. Venimeuse, oui, parfois perfide, tout au moins bifide comme celle de la vipère, développant un français de haute tenue, sorti tout droit du Grand Siècle, et le châtiant comme il le mérite, c’est-à-dire plus encore, en le dynamitant soudain de l’intérieur pour dénoncer le pacte que le classicisme a lié avec toutes les forces de l’oppression, de la sujétion, de l’intimidation. Alors elle introduit l’ennemi dans la place, par la dissonance, de brusques ruptures lexicales, voire par le recours non moins subtil que brutal à l’argot le plus raide, nous rappelant de la sorte que nous ne sommes pas entre gens de bonne compagnie, entre belles âmes, à nous réjouir d’un discours impeccable sur l’état et l’ordre des choses, mais que toujours affleurent la violence du monde, sa noirceur, et que l’écrivain ne s’en laisse pas conter par ses jolies phrases.
Faut-il une chambre pour écrire ?
Peut-être même un emboîtement de chambres, la chambre dans la chambre dans la chambre. Comme ces chambres gigognes de Proust, celle dans laquelle il se retire pour évoquer d’entrée celle de son narrateur enfant, d’où procède toute l’œuvre. D’une certaine façon, Proust n’a jamais quitté sa chambre. C’est dans une chambre que nous naissons, que nous aimons et c’est même dans une chambre de préférence que nous mourons. Elle n’est pas seulement le lieu du repos ou la tour d’ivoire de l’animal peureux. Pourquoi n’y écrirait-on pas aussi mieux qu’ailleurs ?
— Éric Chevillard, propos recueillis par Annie Diatkine
Pourquoi y eut-il rien plutôt que Dino Egger ? Voilà la question et, pour y répondre, il faudrait pouvoir qualifier le rien, avancer que peut-être le rien est le fruit de la réticence et que s’il n’en allait pas ainsi — si le rien n’était pas seulement la perspective ouverte en vain devant l’âne rétif —, il serait inconcevable et donc sans réalité pour notre intelligence comme pour nos sens. Il n’y aurait pas de rien. Le rien, s’il n’était défendu par cette résistance qui le constitue exclusivement, s’il ne tenait ainsi à rien, serait aussitôt conquis, comblé, occupé. Il serait occulté, rempli, encombré. Voyez ce qu’il advient d’un placard ou d’un tiroir vide. Le rien défini comme pure absence de choses porte un autre nom, l’effroi ou le vertige. Le rien est donc plutôt le refus des choses après examen. Un examen succinct, dégoûté, un examen malgré tout, une estimation. Non, non, non et non, dit le rien, sans passion, sans colère, mais avec une fermeté que l’on n’attendrait pas d’une notion aussi lâche. Non, c’est non. Et il n’y a pas de mais. Tout glisse sur le rien. Aucune adhérence, aucune adhésion. Quand fut émise la proposition Dino Egger, voici ce qu’il advint : les moyens et les possibilité se dérobèrent. La proposition Dino Egger était fondée pourtant, je dirais même qu’elle allait de soi et, plus encore, qu’elle s’imposait, mais inexplicablement les conditions nécessaires à sa réalisation, si faciles à réunir, se trouvaient sans cesse empêchées. Après examen, la proposition Dino Egger fut rejetée et, à chaque fois qu’elle fut réitérée, elle fut de nouveau rejetée.
— Éric Chevillard, Dino Egger
Je me méfie des écrivains grandes gueules ou beaux parleurs, très à leur aise en toute circonstance et qui semblent n’avoir peur de rien ni de personne. S’ils ne retiennent, ne ressassent, ne ravalent ni ne ruminent jamais un mot ou une idée, s’ils n’en pensent jamais plus qu’ils n’en disent, leur écriture quand ils s’y mettent ne sera pas portée par cette énergie, cette volonté et cette audace déjà éventées. Au contraire, l’écrivain craintif dans la vie, pusillanime, un peu honteux même, plein de rancunes et de silences, lâche ses chiens quand il écrit et donne enfin là – parce que jamais ni nulle part ailleurs – toute sa mesure.
— Éric Chevillard, l’Autofictif