L’incroyable précision d’Emmanuel Bove, la justesse infaillible de son observation me font regretter, en lisant Mes amis, qu’il n’ait pas quitté Paris et ses quidams pour se percher sur un pôle.
— Éric Chevillard, l’Autofictif
L’incroyable précision d’Emmanuel Bove, la justesse infaillible de son observation me font regretter, en lisant Mes amis, qu’il n’ait pas quitté Paris et ses quidams pour se percher sur un pôle.
— Éric Chevillard, l’Autofictif
Extrait du Journal écrit en hiver d’Emmanuel Bove.
Dans cette chambre qui, à l’origine, avait dû être la salle à manger et sur laquelle donnaient trois portes à double battant, j’ai passé douze mois de mon existence, des mois que je n’oublierai jamais, des mois d’hiver, des mois d’été. J’ai su comment il fallait s’organiser dans cette chambre quand il faisait une chaleur torride, quand il faisait un froid glacial. À peine entré, je m’y enfermais toujours. Mon premier soin était de retirer les clefs pour que les rondelles de métal, en retombant, masquassent les trous des serrures. Car c’était un de mes désirs les plus vifs que de me sentir à l’abri, dans un lieu où seul j’avais le droit de pénétrer, un désir de repliement que je peux comparer à celui que j’ai eu également de posséder un terrain, même minuscule, mais si vaste puisqu’il m’appartenait à l’infini en profondeur, un terrain dans le sous-sol duquel j’eusse creusé un palais, quitte à empiéter sous les propriétés voisines puisque personne ne l’eût su. Mais tout cela est la jeunesse et il serait trop long de m’attarder ici sur l’extraordinaire floraison de désirs qu’elle fit naître en moi.
— Emmanuel Bove, « Monsieur Thorpe », Monsieur Thorpe et autres nouvelles
Pour donner une idée du genre d’événements qui absorbaient mon attention, je rapporterai un petit fait. Depuis longtemps le propriétaire de mon hôtel projetait des travaux. Chaque semaine voyait l’établissement de nouveaux devis, les machinations de nouveaux entrepreneurs. Perplexe, il m’interrogeait. Il craignait, ce dont je ne le blâmerais pas, de s’engager dans de trop grosses dépenses. « Il vaut peut-être mieux que vous attendiez des circonstances plus favorables », lui conseillais-je invariablement car je ne demandais qu’à ce qu’il laissât les choses en état. Je n’avais pas d’argent. Je prévoyais qu’en cas de réfection, le ton de l’hôtel monterait. On attendrait de moi que je me mette au diapason. Les premiers temps, on se souviendrait que j’étais un vieux client. Mais après ?
« Qu’est-ce que vous diriez si, pour commencer, je me contentais de faire refaire les peintures ?
— Ce n’est pas une mauvaise idée. Mais moi, à votre place, j’attendrais d’être en mesure de faire faire tous les travaux en même temps. Je me permets de vous dire cela parce que vous me demandez mon avis.
— Vous avez sans doute raison », me répondit-il sur un ton nuancé de respect.
Or, le lendemain, les peintres déposaient leurs seaux de couleur dans l’entrée.
— Emmanuel Bove, Mémoires d’un homme singulier
Ce qui faisait son être intime datait d’avant. Ce jour-là, à sa fenêtre, il eut le sentiment que tout ce qui avait un rapport quelconque avec Fombonne ne l’avait qu’effleuré, et que tout ce qui était vraiment lui-même n’existait qu’au fond de sa mémoire. Il serra son front entre le petit doigt et le pouce, comme si avec la main entière le geste eût été trop matériel. C’était donc ce qu’il avait quitté avec tant de joie qu’il regrettait. Il se souvenait pourtant de l’enchantement qu’avaient été les premiers mois à Fombonne. Ni l’amour ni la paix ne l’eussent fait naître seul. Cet enchantement avait été celui-ci que nous apportent l’espérance de cet amour et de cette paix, de la fin de nos misères, une ville inconnue où nous allons tâcher de vivre autrement, où tout semble nous dire que nous allons pouvoir le faire, où la maison que nous avons louée est vide, spacieuse, gaie, où le soleil se lève chaque matin aussi brillant que dans notre jeunesse. C’est l’enchantement d’une convalescence. Rien n’a vieilli, même pas nous-même. Digoin songeait à ces mois extraordinaires. Il faudrait partir pour les retrouver.
— Emmanuel Bove, Adieu Fombonne
On l’interrogea, on se fit si persuasif qu’il consentit finalement à parler. Il trouvait le monde méchant. Personne n’était capable d’un mouvement de générosité. Il ne voyait autour de lui que des gens agissant comme s’ils devaient vivre éternellement, injustes, avares, flattant ceux qui pouvaient les servir, ignorant les autres. Il se demandait si vraiment, dans ces conditions, la vie valait la peine d’être vécue et si le bonheur n’était pas plutôt la solitude que ces misérables efforts qu’il lui fallait faire pour tromper son entourage.
— Emmanuel Bove, le Pressentiment
Plus loin encore, d’autres chalands chargés de ferraille attendent qu’on les décharge. Cela semble aussi incompréhensible qu’ils soient utilisés au transport de vieilles poutrelles, d’escaliers de fer tordu, de tôle ondulée, de chaudières rongées par la rouille, que ces trains qui barrent parfois durant une heure les passages à niveau à celui du sable ou des pierres. Dans l’enchevêtrement de cette ferraille, on reconnaît des wagons que l’on n’imaginait pas devoir être transportables, des châssis dont les trous réservés aux boulons sont vides, des signaux, des carcasses de barque, des chevaux de frise, des fils télégraphiques liant tout cela, des machines agricoles qui furent neuves, huilées, livrées avec soin, dont les poignées furent enveloppées de papier, qui eurent une valeur sur les catalogues. Les formes multiples et compliquées de cette ferraille, le cercle des roues, les pas de vis, la ligne droite d’un levier n’ont pas plus de valeur que celle du minerai sortant de la terre. Toutes ces machines emmêlées les unes aux autres ne sont plus que du fer brut que l’on vend au kilo. Les gens qui en connaissent le prix doivent être étranges. Alors qu’aux jours de repos, peu de chose rappelle aux fonctionnaires leur profession, eux ne peuvent sans doute pas se promener sans estimer les balustrades, les réverbères et les ponts de fer. Quand une statue de bronze ou le triton d’un bassin disparaît, c’est dans leur corporation que la police cherche le voleur. On se demande, devant ces tonnes de ferraille, comme devant la hotte d’un chiffonnier, ce que cela peut bien valoir. On passe par tous les prix ; on les compare à ceux des objets de première nécessité ; on s’interroge pour savoir si cinq kilos de plomb valent une cravate. Il vous apparaît que c’est un monde mystérieux que celui où tombent toutes ces choses qui furent neuves, que l’on eût pu transporter dans son jardin, avec lesquelles votre maison eût pu être consolidée. Devant une de ces machines, comme devant la plus vieille automobile, on se demande maintenant si on l’achèterait pour deux francs. Et ceux qui ont songé parfois à la vente au kilo des métaux, de voir soudain tant de tonnes en face d’eux, sont pris d’un doute et se demandent si elles sont vendues ou bien si, au contraire, on a payé pour s’en débarrasser.
— Emmanuel Bove, Bécon-les-Bruyères
J’apprends que la ville d’Arras, construite sur d’anciennes carrières, appelle des « boves » les galeries souterraines qui relient les caves. La coïncidence est heureuse. L’architecture minimaliste de ses romans, Bove la construit sur des caves dont le vide détermine tout. Si le texte procède à pas comptés, sans le moindre gaspillage, s’il ne se permet aucun lyrisme, s’il ne se laisse pas entraîner dans des développements généreux, s’il pèse scrupuleusement l’essentiel de sa propre matière, c’est qu’il tient sur ces vides que l’histoire lui a laissés comme sol après en avoir retiré la substance.
— Nicole Caligaris, « À mesure que l’été avançait, le vide se faisait autour des Aftalion », le Matricule des Anges, no 145 (juillet-août 2013).
Emmanuel Bove, 1898-1945 (1996)
Longtemps il avait cherché une amitié parfaite. Tendue vers autrui, vers l’affection, vers la tendresse, son enfance s’était passée à attendre l’être idéal qu’il devait, selon lui, rencontrer tôt ou tard sur son chemin. Il avait traversé l’existence aux aguets, préoccupé plus de saisir la chance au vol que de son avenir matériel. Chaque visage nouveau, entrant dans sa vie, lui avait donné les plus folles espérances, chaque attention, une joie maladive qui durait parfois une semaine entière, sans décroître, toujours aussi forte, et qui s’évanouissait brusquement, à la première vexation. Car, chaque fois qu’il se lia, il fut profondément déçu. Il eut beau tout donner, jamais les partenaires ne l’imitèrent. Et, justement, ce qu’il n’acceptait pas, ce qu’il ne voulut jamais accepter, c’était de donner sans recevoir. Il avait bâti une philosophie à lui sur la réciprocité. Elle était la base de tout amour durable. Sans réciprocité, il n’était pas deux êtres au monde qui pussent s’entendre. Mais au début d’une liaison, il se gardait bien de l’exiger et de s’en préoccuper. Il se contentait de se livrer. Ce n’était que plus tard, au premier doute, qu’il pensait à elle, devenant alors ombrageux, jaloux et tyrannique.
— Emmanuel Bove, la Mort de Dinah
Ni établissement durable, ni métier fixe, ni amitié sans tache, ni liens indéfectibles, ni piété filiale douteuse, ni consécration — et, pour sceller une fin prématurée, l’ensevelissement rapide de son nom et de ses livres dans un oubli total —, la vie de Bove ressemble par la malchance à la méprise atroce qui vaut à Bridet d’être exécuté sans gloire ni vrais regrets de la part de ses proches. Jusqu’en son dénuement pathétique à force de discrétion, l’œuvre de Bove se confond avec sa vie et l’efface, labile, à ce point exemplaire qu’elle ressurgit intacte, sans une ride, avec la perfection insolite d’un codicille.
— Alain Clerval, postface de 1986 du Piège d’Emmanuel Bove
J’ai l’impression que la paix que je recherche est bien difficile à trouver. Qu’est-ce donc que cette volonté de vivre tranquillement, si je m’émeus pour la moindre chose ? Je me suis retiré, mais qu’est-ce que cette retraite puisqu’un rien me froisse ? Ce n’est pas parce qu’on ne participe pas à la vie qu’on est heureux. Je continue à subir des vexations. Autrui m’intéresse encore plus qu’au temps où je sortais. Plus je vieillis, plus je suis sensible à la méchanceté. Au commencement j’ai eu l’impression de respirer le grand air. J’étais en effet bien au-dessus des intrigues, des ambitions, des faiblesse. Et voilà qu’à présent, dans l’ennuie de ma vie monotone, sans avoir le courage de vivre, je participe quand même à toutes ces petitesses, mais cette fois sans connaître les satisfactions que la vie rapporte généralement. Je suis comme un vieillard dans mon trou. Je souffre indirectement plus que je ne souffrais directement. Que me reste-t-il si l’isolement ne m’apporte pas le calme. J’ai écarté tout le monde de moi, parce que je croyais que ma résolution de vivre seul serait éternelle, car c’était, pensais-je, la plus grande des résolutions, celle qu’on ne prenait qu’une fois dans la vie. Or, je m’aperçois aujourd’hui qu’il en est de cette résolution sacrée comme des autres. Ma vie n’aura donc été qu’une succession d’abandons. Maintenant il ne me reste plus rien à abandonner et j’en suis arrivé au point le plus élevé, celui peut-être qui m’apportera le plus de bonheur, celui où l’on s’aperçoit que le désir est une chaîne sans fin. La retraite est une vanité comme les autres. On commence par juger ses semblables de haut, puis de moins haut, puis de moins haut encore. Petit à petit, ils entrent dans votre existence, non point comme avant en adversaires ou en amis, mais avec des petites histoires. Ces petites histoires, dans votre désœuvrement, prennent l’importance qu’avaient les grandes jadis. On s’aperçoit brusquement qu’on ne vit pas du tout comme on l’a voulu, mais de la même manière qu’auparavant.
— Emmanuel Bove, Journal écrit en hiver
Le soir, il s’enferma dans son bureau. Sa mauvaise humeur ne s’était pas envolée. Il était mécontent de lui. Il aurait voulu avoir quelque chose d’important à faire pour ne pas le faire. Il aurait voulu sortir de lui-même pour s’injurier. Il aurait voulu que de lui dépendît une foule d’intérêts pour ne donner satisfaction à personne et répondre aux sollicitations, aux supplications, par des cris, des accès de colère. Il alluma un cigare et, brusquement, s’approchant de la fenêtre, le lança comme une pierre. « Mais après tout je suis heureux, se dit-il brusquement. Je suis le plus heureux des hommes. Qu’est-ce que je demande à la vie ? Je demande la paix… En vérité, je ne sais pas ce que je demande. » Finalement, il s’allongea sur un canapé.
— Emmanuel Bove, Un célibataire
— Allons nous coucher, il est tard.
Quand Marguerite prononçait ces mots, Pierre ne répondait pas et continuait de méditer, la plume à la main.
— Allons, viens. Il est tard. Tu travailleras mieux demain.
Il hésitait encore un peu à quitter son bureau.
— Demain matin, tu auras les idées plus nettes. Allons, viens.
Cette fois, il se levait, puis, pour s’excuser :
— Tu ne veux donc pas que je travaille ?
— Mais tu as déjà beaucoup travaillé. Fini le travail pour aujourd’hui. Maintenant, il faut te reposer. Tu l’as bien mérité.
Quoiqu’il n’eût écrit que quelques lignes, Pierre obéissait.
— Ce soir, cela ne va pas, pensait-il. Marguerite a raison. Il vaut mieux que je me couche. Je n’ai vraiment aucune idée. Je ne sais pas quoi écrire. C’est épuisant de vouloir écrire quand même. Il me semble que je serais moins fatigué si j’avais écrit cent pages. Je ne peux tout de même pas répéter continuellement ce que j’ai déjà dit. Et si j’abandonnais ! Et si je n’écrivais jamais plus une ligne ! Quel soulagement ! Il me semble que si cela m’était permis, je sauterais au ciel de bonheur ! Fini, le bureau ! Finies, les heures en face de moi-même, en face du vide ! Finis, le vertige, le dégoût de moi-même, la prison entre ces quatre murs pendant que dehors les gens travaillent vraiment ! Moi aussi, je me promènerais au soleil, j’aurais des obligations, je ressemblerais à tout le monde. Quand je reviendrais de mes occupations, je n’aurais plus rien à faire. Tout me distrairait. Et je serais cent fois plus heureux que je ne le suis aujourd’hui.
— Emmanuel Bove, extrait de la nouvelle « Voyage autour d’un appartement » (dans Raymond Cousse et Jean-Luc Bitton, Emmanuel Bove : la Vie comme une ombre)