Bove
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De nouveau […], il sentait sa faiblesse devant le monde, il comprit qu’il était peu de chose, maigre et sans défense, qu’il n’avait rien des qualités qu’il admirait chez autrui. Il se rappela combien il avait pleuré dans sa jeunesse. Les instants d’exaltation au cours desquels il avait cru en son avenir repassèrent devant ses yeux et lui apparurent enfantins. Aujourd’hui, il avait dépassé la quarantaine. Il ne lui restait plus rien à attendre de la vie ni à regretter. Son existence était uniforme. Les années durant lesquelles sa petite réussite s’était effectuée lui semblaient insignifiantes. Ce qu’il avait laborieusement édifié s’effondrait.
— Emmanuel Bove, Un père et sa fille
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Maxime pensait à Blutel, à Geneviève, aux invités. Il se sentait las. D’avoir approché tant de gens entiers, sortant si peu d’eux-mêmes, tant de destinées diverses lui donnait un profond sentiment d’isolement. Tous avaient souffert. Tous avaient des souvenirs tellement à eux qu’ils n’eussent pu croire qu’une personne au monde en devinerait seulement trois de suite. Et Maxime comprit que, s’ils souffraient tout autant que lui, ils avaient au moins la force de ne pas chercher autour d’eux un réconfort et une consolation. Ils étaient résignés. Ils avaient accepté la vie telle qu’elle était. À côté d’eux, Maxime eut l’impression d’être un enfant assoiffé de désirs et d’ambitions. Pour la première fois, il perdait confiance en soi. La trentaine lui apparut subitement. Il se souvint d’un fait auquel jusqu’alors il n’avait pas pris garde : des hommes plus jeunes que lui avaient des situations, un foyer et même des enfants. La vie, en laquelle il avait tant espéré, ne lui apportait rien. Jusqu’à présent, il avait inconsciemment attendu le jour où il dirait : « Ma vie est manquée. » Chaque année, il l’avait reculé sans effort. Mais pour la première fois, alors que Madeleine un instant distraite suivait des yeux le va-et-vient d’un garçon, il sentit tout d’un coup que ce jour était arrivé. Il vit, derrière lui, les innombrables jours gâchés. Eux qui n’avaient représenté dans son esprit qu’une succession de moments formaient, à la seconde présente, la moitié de sa vie. Comme si un rideau s’était levé, il apercevait au plus loin de sa jeunesse. Il prononça : « Il y a dix ans », puis : « Il y a quinze ans», puis encore, pour se ranimer: « Il y a vingt ans. » Il y a vingt ans, c’était trop. Il ne se rappelait rien de ce temps. Il eut alors une vision de l’avenir qui l’épouvanta. Il se souvint que, lorsque, livré à lui-même, il fut obligé de faire le manœuvre dans des usines, l’idée un jour lui était venue qu’il allait être contraint, toute son existence durant, de travailler de ses mains, de porter des obus comme dans les régions dévastées, pour vivre. Il eut froid. Instinctivement, il se serra contre Madeleine. Personne ne lui tendrait la main. Tous s’écartaient de lui, défendaient leurs biens à sa seule vue. Blutel, Gibelin, Demongeot, Collet, il les vit, chacun avec sa taille et son visage différents, chacun avec sa vie tracée, avec ses habitudes. Il pensa à Geneviève. Peut-être l’eût-elle aimé, si elle l’avait connu avant Blutel. Il ne pouvait songer à une femme sans faire la même supposition. Madeleine le regarda. Alors, il eut envie de pleurer.
— Emmanuel Bove, Un soir chez Blutel
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Quand il feuilletait des collections de journaux ou de magazines, il cherchait immédiatement les numéros du 20 août 1898. Il savait qu’à cette époque on parlait beaucoup du président de la République. À cause de la rubrique « Il y a cent ans », il apprenait même ce qui s’était passé le 20 août 1798. Les noms des grands hommes nés en 1798, en 1698 et même en 1598, il les retenait. Comme il se comparait à eux et qu’il avait fait le calcul des années qu’il lui restait à vivre pour leur ressembler entièrement, il retenait aussi la date de leur mort.
— Emmanuel Bove, Un soir chez Blutel
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De huit ans à l’âge où l’on cherche son écriture, il s’amusa à signer. Il emplissait des pages entières, des buvards, des marges de livre, de son nom qu’il fit suivre successivement, à mesure qu’il grandissait, de sa rue, de sa ville, de son pays, de son continent, et, finalement, du mot : Terre.
— Emmanuel Bove, Un soir chez Blutel (1927)
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Jadis, comme tout le monde je suppose, et sans doute sur l’un de ces petits agendas trimestriels que donnait la librairie Gibert lorsqu’à la rentrée des classes, on allait échanger le Carpentier-Fialip et le Roux-Combaluzier de l’année d’avant contre le Carpentier-Fialip et le Roux-Combaluzier de l’année à venir, j’ai écrit ainsi mon adresse :
Georges Perec
18, rue de l’Assomption
Escalier A
3e étage
Porte droite
Paris 16e
Seine
France
Europe
Monde
Univers— Georges Perec, Espèces d’espaces (1974)
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En résumé, il n’y a pas de sujet, il n’y a que ce qu’on éprouve. J’éprouve avec force par exemple l’inaction, ce sera une action dans mon livre.
— Emmanuel Bove dans son journal, cité par Raymond Cousse dans la préface de Un soir chez Blutel, Un père et sa fille, Une fugue et Bécon-les-Bruyères
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Il souhaitait être enterré très précisément au cimetière du Montparnasse, il avait même acheté à l’avance la concession, une concession simple, trentenaire, qui se trouvait par hasard situé à quelques mètres de celle d’Emmanuel Bove.
— Michel Houellebecq, la Carte et le Territoire
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Tout à coup, il eut un profond dégoût pour lui-même. Le nombre infini des êtres vivants le découragea.
— Emmanuel Bove, l’Amour de Pierre Neuhart
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Le besoin de paix qu’elle éprouvait avait pris tournure de maladie. Le moindre bruit, la moindre complication, la moindre entorse aux habitudes quotidiennes, la plongeaient dans une telle surexcitation qu’elle se révoltait, elle qui passait pour la douceur même. Elle perdait alors la maîtrise d’elle-même et l’envie de jeter dans la rue tout ce qu’elle possédait se faisait plus impérieuse, car, dès que quelque chose ne se passait pas comme elle le désirait, elle parlait de défenestration.
— Emmanuel Bove, l’Amour de Pierre Neuhart
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M. Poitou pensait donc que le docteur était son plus grand ami. Il avait pour lui des délicatesses de jeune homme. De peur de manquer son anniversaire, il décollait le bas des feuilles de son calendrier et, sur le 17 janvier, faisait une énorme croix. S’il s’absentait, il ne manquait pas de lui envoyer un télégramme pour lui annoncer qu’il était bien arrivé, ce dont Lorieux se moquait complètement.
— Emmanuel Bove, Cœurs et Visages
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Mon père ne donnait toujours pas signe de vie et j’allais de plus en plus souvent chez Juliette. Dans mon abandon, je m’accrochais à elle. Je passais quelquefois quatre ou cinq jours dans son appartement. J’aimais mieux ne pas sortir quand elle oubliait de me laisser la clé, car rien ne me causait une plus grande frayeur que d’attendre après avoir sonné. Mais bientôt l’idée que son mari pût aussi bien que moi revenir d’Allemagne ne me quitta plus. S’il me trouvait là, j’avais beau être un évadé moi aussi, je n’en aurais pas moins l’air d’avoir profité de sa captivité. Mais je n’arrivais pas à me décider à quitter Juliette. Chaque jour, je prenais la décision de partir définitivement le lendemain. Quelquefois je me fâchais contre elle. Je trouvais qu’au lieu de me retenir, elle aurait dû m’obliger à partir. Elle me disait alors qu’elle ne me retenait pas. Je lui répondais qu’elle jouait la comédie, qu’elle mentait, qu’elle ne voulait pas que je parte. Ces discussions étaient excessivement déprimantes. Rien n’est pire que d’être attaché à une femme dans les grandes circonstances de la vie. Quand elle sortait, je passais par des hauts et des bas continuels. Je prenais brusquement la décision de partir sans même la revoir. Cela me paraissait le seul moyen. Mais la pensée de la faire souffrir m’était intolérable. Ce que je ne comprenais pas, c’était que nous ne parvenions pas à nous entendre comme deux associés. C’eût été si facile si Juliette avait voulu. Nous avions beau nous aimer, nous n’arrivions pas à agir dans notre intérêt commun. Juliette aurait dû s’arranger pour me cacher ailleurs. Elle serait venue me voir. Elle m’aurait apporté ce dont j’avais besoin. Elle aurait dû comprendre quel effroyable supplice était pour moi l’idée que son mari pût revenir d’un moment à l’autre. Mais non, elle ne croyait même pas aux dangers qui me guettaient. Elle trouvait que j’étais très bien chez elle, que je n’avais qu’à attendre. Elle était persuadée que son mari n’était pas un homme à tenter une évasion. Et si je lui disais qu’elle ne connaissait pas les hommes, qu’ils peuvent agir de façon bien différente hors de leur foyer, que moi je les connaissais, que nous étions tous pareils, tous capables de grandes actions, elle se mettait à rire. Je me promettais chaque jour d’avoir une explication avec elle. Mais nous en avions eu déjà tellement sans résultat qu’elle se refusait à m’écouter. Je m’efforçais, par toutes sortes d’avertissements, de retenir son attention. « Écoute-moi, Juliette, j’ai à te parler sérieusement. Cette fois, je ne reviendrai pas sur ce que j’ai à te dire. J’ai pris une décision. Fais attention à mes paroles. » Mais elle ne faisait que semblant de m’écouter. Je me fâchais alors de nouveau. Je sentais que ce n’était qu’à la suite d’une grande scène que je pourrais partir. Cela, j’en étais incapable. C’eût été de la méchanceté. Et je restais. Je lui disais que si la police m’arrêtait, ce serait à cause d’elle. Pour toute réponse elle m’embrassait. Je cédais alors. Je demandais pardon. Je l’embrassais à mon tour. Mais après je ressentais un tel dégoût de moi-même que j’en pensais parfois à me suicider. C’était aussi impossible que le reste, mais j’y pensais. « Après tout, me disais-je, tant pis. Advienne que pourra. Oublions tout. Si je dois être pris, eh bien ! elle l’aura voulu. » Je lui disais : « Tu l’auras voulu ! » Elle me répondait qu’elle aimait mieux courir n’importe quel risque que d’être séparé de moi. Je me remettais en colère. Non, ce n’était pas admissible. Il fallait que je réagisse, etc. Elle se mettait à pleurer. Enfin, c’était effroyable. Toutes ces scènes, coupées par des moments de tendresse, me rendaient fou. Partir, partir, partir, voilà ce qu’il me fallait faire. Mais ensuite, quand je retrouvais mon calme, il m’apparaissait que les hommes font leur malheur par incapacité de se contenter de ce qu’ils ont. On finit par haïr ce qui nous entoure, alors qu’on était bien tranquille, et l’on se jette dans l’inconnu. On finit par prendre en horreur la vie présente. On ne peut plus supporter son bonheur, et l’on va s’exposer à des dangers réels. C’est excusable d’agir ainsi quand on ne risque pas grand-chose, mais quand notre vie est en jeu, c’est de la folie. Brusquement, je trouvais que Juliette avait raison et je le lui disais. Elle ne triomphait même pas. Elle trouvait simplement que j’allais mieux, qu’il fallait que je me couche pour que mon mal disparût complètement. Elle savait bien qu’à la longue je guérirais. Je l’écoutais avec joie. J’avais le sentiment qu’elle voyait les choses avec justesse, que c’était moi qui étais en dehors de la réalité. Puis, le lendemain, s’il pleuvait, si j’étais de mauvaise humeur, tout recommençait.
— Emmanuel Bove, Non-lieu
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Mon erreur me retardait, mais après tout, il n’était pas tellement indispensable que j’exécutasse chaque jour la tâche que je m’assignais d’avance, sans connaître d’ailleurs les difficultés que je rencontrerais. Il était beaucoup plus important que je conservasse tout le temps, et malgré les événements les plus inattendus, mon sang-froid et ma confiance en moi-même.
— Emmanuel Bove, Départ dans la nuit
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Peu de temps après cette singulière histoire, Lesca tomba gravement malade. Depuis un mois déjà, il avait remarqué que sitôt sa toilette terminée, comme si le simple contact de l’eau avait suffi, un mal de tête intolérable le prenait. Il n’osa plus se laver. Pendant deux ou trois jours il alla mieux. Puis ce fut le simple fait de prendre son petit-déjeuner qui lui causa ces maux de tête affreux. Il s’en priva. Pour éviter ces douleurs, il aurait fallu, selon lui, des conditions de vie idéales. Aucun bruit, aucun effort, aucune brusquerie, et surtout aucune émotion. Il essaya alors de trouver ces conditions idéales, mais comme c’était impossible, il se mettait à chaque instant en colère. On voulait le tuer. Le monde était ligué contre lui, etc. Puis son état s’aggrava. Un matin il se réveilla tremblant de peur. Il venait de lui apparaître que même des conditions idéales de vie ne lui suffisaient plus.
— Emmanuel Bove, Un homme qui savait
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L’enfance la plus misérable qui puisse être fut celle d’Alexandre Aftalion. Cela avait été dans une bourgade qui se trouvait à une centaine de kilomètres de Sofia qu’il était né. Quatre garçons et deux filles emplissaient déjà de cris la masure de ses parents. Seuls grandissaient les enfants à qui une constitution robuste permettait de supporter les privations et les rigueurs du climat. Sa mère, quelques semaines après la naissance de son fils, n’eut plus de lait. Des farines à l’eau, pleines de grumeaux, alimentèrent Alexandre. Elles cuisaient dans une casserole de fer, la même pour toutes les pâtés, enduite d’une croûte solide et sillonnée à l’extérieur de traînées sèches. Hiver comme été, Alexandre était vêtu d’une espèce de sac d’où, par des ouvertures, sortaient ses membres. Jusqu’à six mois, il pleura presque sans interruption. Mais personne ne s’en souciait si bien que, par entêtement, ses pleurs dégénéraient en accès colériques, puis en des convulsions qui duraient tant que ses forces ne le trahissaient point. À la fin, il s’évanouissait. Tout seul, soit sur la paille de l’étable, soit sur des hardes, il revenait à lui. Ses mains battaient l’air. Un léger tremblement l’agitait. Avec une expression d’étonnement, il cherchait au-dessus de lui un visage familier. Puis, brusquement, il poussait des cris de terreur. Ses doigts aux os encore tendres se crispaient. Comme chez les enfants qui ont grandi seuls, que personne n’a préservé des tics, auxquels on n’a pas répété sans cesse : « Ne fais pas de grimaces », un coin de sa bouche se tordait, rappelant d’un seul coup de quelle chair fragile il était fait. Des veines, dont la grosseur frappait dans un corps si neuf, sillonnaient son front. Et il retombait en convulsions. À la longue, comme on ne s’inquiétait pas de lui, ses crises s’espacèrent. Couché sur le dos, il regardait le ciel, durant des heures, de ses yeux tristes. Les mouches couraient sur sa peau sans qu’il pleurât. La froid et la chaleur le laissaient indifférent. Ses traits fripés, ses gestes où n’entrait aucune grâce et qui s’achevaient comme ceux d’un homme, faisaient songer à quelque nain vieilli. Quand il pleurait, on eût dit des lamentations douces et monotones. Sans défense sur la terre, il semblait attendre une délivrance du ciel. Des chiens le léchaient, se couchaient le long de son corps ou sur sa poitrine. Il ne les craignait pas. Machinalement, il jouait avec eux et, quand leur poids le gênait dans sa respiration, se défendait, les repoussait sans crier, n’attendant un secours que de lui-même. Son premier sourire, personne ne le vit. Étendu sur un grabat, mangé de vermines, il s’était soulevé. Ses yeux s’étaient soudain portés vers une fenêtre où le ciel était bleu et un sourire, à peine perceptible, aussi léger qu’un souffle, avait erré sur son visage maigre et sale. Plus tard, on se butta contre lui partout. Il se déplaçait à quatre pattes, avec une agilité extraordinaire, allant ainsi aussi vite que s’il eût couru et ce ne fut que quelques années après qu’il se décida à marcher, non sans que, longtemps encore, au moindre fait imprévu, il ne se remit à terre. Il mangeait ce qu’il trouvait, suçait des pierres, buvait de l’eau croupie. Quand sa mère le surprenait, elle le frappait tellement que plusieurs fois elle le laissa sans connaissance sur le sol. À la suite de ces brutalités, des querelles furieuses éclataient entre ses parents. Les enfants se sauvaient. Durant des heures, la masure retentissait d’injures. Finalement on allongeait Alexandre sur une sorte de lit et son père lui jetait à la figure des terrines d’eau.
— Emmanuel Bove, la Coalition
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À quoi avaient donc servi toutes les années qui venaient de s’écouler ? Elles s’étaient succédé, comme les jours d’un oisif, sans rapport entre elles, sans raison d’être, et aujourd’hui il se retrouvait plus vieux simplement, mais non amélioré. Ce n’était pas lui qui avait fait sa vie, mais celle-ci qui l’avait fait.
— Emmanuel Bove, le Beau-fils