Quand Monsieur Ladmiral se plaignait de vieillir c’était en regardant l’interlocuteur bien en face, et sur un ton provocant, qui semblait appeler la contradiction. Ceux qui le connaissaient mal s’y trompaient et répondaient poliment, comme on fait toujours, que Monsieur Ladmiral se faisait des idées, qu’il était encore gaillard et qu’il enterrerait tout le monde. Alors Monsieur Ladmiral se fâchait et citait ses preuves : il ne pouvait plus travailler à la lampe, il se relevait la nuit jusqu’à des quatre fois, il avait les reins brisés quand il avait scié du bois et puis enfin, personne ne pouvait rien répondre à cela, il avait plus de soixante-dix ans. Ce dernier argument était destiné à clouer le bec aux plus optimistes et le leur clouait d’autant mieux que Monsieur Ladmiral, non seulement avait plus de soixante-dix ans, mais en avait bel et bien soixante-seize. Mieux valait donc ne pas chercher à le contredire quand il se plaignait de vieillir. Et puis, pourquoi lui refuser ses derniers plaisirs ? Ça l’ennuyait de vieillir, mais ça le consolait un peu de se plaindre. En effet, Monsieur Ladmiral vieillissait beaucoup, et de plus en plus vite. La vieillesse, c’est une pente très douce mais, même au bout d’une pente très douce, les cailloux finissent par aller terriblement vite.
Il fallait, naturellement, se garder d’abonder avec trop de chaleur dans le sens de Monsieur Ladmiral. Il réservait à soi seul le droit de dire qu’il vieillissait et, en réalité, faisait de grands efforts, mais vains, pour tenter de cacher cette vérité pénible, pénible surtout pour lui, et que, du reste, il ne cachait guère qu’à lui-même. Et encore, au prix de quels mensonges ! Quand il avait quitté Paris, dix ans plus tôt, pour venir habiter à Saint-Ange-des-Bois, Monsieur Ladmiral avait fait savoir, pour vanter la maison qu’il achetait, qu’elle était à huit minutes de la gare. C’était presque vrai à cette époque. Par la suite, et à mesure que Monsieur Ladmiral vieillissait, la maison avait été à dix minutes, puis à un bon quart d’heure de la gare. Monsieur Ladmiral n’avait constaté ce phénomène que très lentement, n’avait jamais su l’expliquer et, pour mieux dire, ne l’avait jamais admis. Il était entendu qu’il habitait toujours à huit minutes de la gare, ce qui n’était pas fait pour simplifier la vie ; il fallait jouer avec les pendules, faire de faux calculs, prétendre que l’horloge de la gare avançait, ou que l’heure du train avait été changée sournoisement ; Monsieur Ladmiral, dans le temps où il allait encore à Paris, avait même manqué des trains, héroïquement, pour qu’il ne fût pas dit qu’il habitait à plus de huit minutes de la gare.
— Pierre Bost, Monsieur Ladmiral va bientôt mourir