Je me souviens du temps où les fermiers pensaient par eux-mêmes, pas d’accord du tout avec cette pensée existentielle venue du sud, selon laquelle la vie serait dérisoire comme le sort d’un homme obligé de hisser une lourde pierre au sommet d’une montagne pour la voir dégringoler et recommencer à la coltiner.
C’est de la pure connerie, a dit le vieux Gísli de Lækur. Ce n’était pas du tout comme ça. Il fallait plutôt considérer que c’était dans la nature humaine de transbahuter des pierres sur les hauteurs pour les caler solidement au sommet et en entasser d’autres tout autour en un beau cairn qui servirait de point de repère. Ce que souhaitait l’homme, c’était ériger un monument à son labeur. Un autre philosophe, qu’on lisait en langue danoise, prétendait que le problème existentiel de l’homme résidait dans le fait qu’il lui fallait sans cesse faire des choix dans ce bas monde et que c’était ça la source de son malheur. Je me souviens que Jósteinn demanda alors de sa voix lente et enrouée qui faisait penser à un appel lointain venu de la lande, si le pauvre homme devait réfléchir longtemps chaque matin pour savoir s’il allait choisir du pain ou des pierres pour son petit déjeuner.
Non, mais écoute un peu ! s’exclama alors Gunnar de Hjardarnes. Il avait entendu dire que ce philosophe passait ses journées dans les cafés de la grande ville, le menu sous le nez. Il serait parti de l’embarras du choix qui était le sien, pour l’étendre à la vie de tous les hommes. Histoire de dire que l’existence se ramenait à devoir toujours choisir comme sur un menu. Les discussions étaient de cet ordre. Il s’agissait là d’hommes qui avaient eux-mêmes forgé le sens qu’ils donnaient à leur vie ; ils avaient l’intelligence dont la nature les avait dotés car aucune école ne leur avait inculqué comment penser. Ils pensaient tout seuls. Les hommes comme ça ont disparu aujourd’hui et je doute fort qu’on en élève de semblables à Reykjavík par les temps qui courent.
— Bergsveinn Birgisson, la Lettre à Helga (trad. Catherine Eyjólfsson)