Ton sol intérieur est là avec ses golfes et ses terres sans merci,
Et tu es celui qui monte dans une barque et part tout seul dans le silence de lui-même,
Tu regardes passer tes propres falaises où tu ne vois pas âme qui vive
Mais parfois des silhouettes noires prises de grande panique
Comme les souvenirs éperdus d’une tête qu’on vient de trancher.
Mais tu n’es pas un assassin et tu te nommes malheureux.
Tu n’as jamais eu d’autre nom,
Et c’est toute ta compagnie.
*
C’était lors de mon premier arbre,
J’avais beau le sentir en moi
Il me surprit par tant de branches,
Il était arbre mille fois.
Moi qui suis tout ce que je forme
Je ne me savais pas feuillu,
Voilà que je donnais de l’ombre
Et j’avais des oiseaux dessus.
[…]
*
Quand le flux de la nuit me coule sur les lèvres
Me couvrant le menton avec un sang tout noir,
Lentement soulevé par le bœuf du sommeil,
Je sens tourner en moi l’axe de mon regard.
J’entre dans le champ clos de ma chair attentive
Au pays qui respire et qui bat sous ma peau.
Mes os sont les rochers de ces plaines rétives
Où pousse une herbe rare appelée arlisane,
Et comme un voyageur qui arrive de loin
Je découvre en intrus mon paysage humain.
— Jules Supervielle, la Fable du monde