Peu à peu, il fut accepté comme un original, un loup solitaire. Les femmes firent courir la légende habituelle d’un homme qui avait traversé de dures épreuves et qui en avait assez de ses semblables. Il devint une curiosité dont les villageois étaient même un peu fiers et il était envié par ceux qui n’avaient pas réussi à réaliser eux-mêmes leur rêve de solitude, rêve que tant de personnes caressent, une fois leur jeunesse passée. L’hiver, on voyait parfois la trace de ses skis dans la forêt, mais jamais l’homme lui-même. Parfois, en automne, un coup de fusil retentissait, mais il n’avait pas de chien. Des bruits couraient sur tous les livres qu’il se faisait envoyer.

On ne savait de lui que ce qu’il était possible de savoir d’un homme dans une société où tout le monde est fiché. On apprit également qu’il avait fait beaucoup de commerce de bois, et qu’ensuite il avait été négociant à Oslo pendant quelques années. Il y faisait le commerce du goudron, disait-on. Le bois et le goudron, ça inspirait confiance, et puis il avait de l’argent. On savait qu’il était né à Røros en 1890 et qu’il était venu s’installer ici en 1935. Mais il ne répondait jamais aux questions et ne soutenait pas une conversation. Au bout de quatre ans, personne n’avait entendu de lui autre chose que des questions polies et formelles sur ce qu’on désirait quand on le rencontrait sur le chemin menant à sa maison. Il brisa net les tentatives de faire de lui un personnage mystérieux. C’était un homme qui voulait être seul et tranquille et qui en avait les moyens.

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— Vous ne vous souciez donc plus du tout… des hommes ? demanda-t-il, sans lever les yeux.

— Non, pas tout à fait, mais je n’ai plus rien à apprendre sur eux, j’en ai rencontré assez. Je vis ici avec ceux que j’ai gardés en moi. Dans les souvenirs, je veux dire. J’aime bien lire, j’apprécie le travail physique quand je peux moi-même décider de son rythme, de temps en temps, j’aime chasser. J’ai de l’argent, pas de famille. Je fais ce que sans doute beaucoup aimeraient faire, mais ne peuvent pas.

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De quelque façon qu’on se tourne et se retourne dans une société, on n’aura pour tout gain, si on respecte les règles, que des miettes.

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Audun Hamre savait que les gens sont rarement capables de sentiments forts. Ils le seraient peut-être s’ils n’étaient pas abrutis par la lutte pour le pain quotidien. Leur ambition se réduit à l’envie de petites choses futiles, des habits ou des meubles, d’inutiles avancements, des intrigues enfantines de bureau.

Leurs sentiments ne vont guère au-delà de l’agrément ou du désagrément. Sur ce terrain pousse ce qu’on appelle la démocratie : les différents groupes se battent pour le pouvoir et les résultats de leur lutte sont ensuite contresignés par le peuple lors des élections.

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Les vraies passions étaient rares, l’ambiance régnante tiède. L’homme capable de sentiments forts et durables finissait par atteindre son but, à condition d’avoir quelque chose dans la tête.

À l’âge de trente-huit ans, Audun Hamre avait fait une autre découverte, qu’il avait par la suite approfondie à maintes occasions : les gens vivaient dans leurs rêves, s’abandonnant à de vagues espérances.

Les gens rêvaient. Leurs rêves les emportaient loin de la réalité, si loin que, souvent, ils la perdaient de vue.

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Audun Hamre avait tôt remarqué le pouvoir des rêves sur les hommes, le désir frénétique et aveugle du comptable de s’introduire, par un mensonge qui puait la sottise, dans le panthéon de César et de Cléopâtre. Loin d’être stupide, ce comptable était d’intelligence moyenne, passablement doué, mais possédé par son rêve qu’il allait défendre même à l’hospice, d’une voix chevrotante, ayant connu plusieurs années de réalités amères, l’œuvre de sa vie disparue comme une plume emportée par le vent. Peut-être un de ses petits-enfants se souviendrait-il encore de son nom, se rappellerait-il que le vieux — si je ne me trompe pas — avait été une sorte de comptable, et puis même son nom serait oublié. Et pourtant son rêve n’en avait pas été moins ardent, bravant la réalité comme si lui et non pas elle avait été en béton armé.

Audun Hamre avait tôt pris note de tout cela, mais il lui avait fallu beaucoup de temps pour apprendre à en tirer profit. Il n’y avait rien dont on ne pût persuader les gens ; arrêtés dans leur développement, aucune flatterie ne leur paraissait exagérée, aucun rêve trop insensé. Ils débitaient des balivernes sur leur propre talent, oubliant toute mesure. La plupart se voyaient comme des individus forts, opprimés par l’État, entourés de femmes qui se pâmaient sur leur passage, comme des oies. Les femmes, elles, attendaient toutes un P.-D.G. ou le pape lui-même, et n’importe quel imbécile pouvait persuader une femme raisonnable qu’elle était une Vénus.

Autrefois, Audun Hamre s’étonnait que les gens fassent fi de la réalité pour s’envoler sur les nuages de leurs idées erronées. Maintenant, cela ne l’étonnait plus, il s’en servait. Une fois pour toutes, il avait constaté que tous les gens épris de rêves de grandeur se laissaient mener comme des moutons par une force réelle, tout en étant convaincus, en dépit du bons sens, que c’était en eux que le maître puisait sa force.

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On était souillé par son métier. Tout le monde devait, à la longue, se sentir empêtré dans son activité.

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Tous, criminels ou pas, nous sommes poussés par de sombres puissances vers le marécage noir qui nous engloutira. Nous venons tous du passé qui décide pour nous. Autrefois, on m’avait fait du tort, et voilà ce que je suis devenu. Je suis si vieux que les émotions qui, jadis, agitaient mon sang font maintenant partie des habitudes qui règlent ma vie.

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Sentant son cerveau se glacer, il se demandait ce qu’étaient les hommes, d’où ils venaient et où ils allaient.

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Verner Vestad songeait à Brekke, à son propre travail, à sa femme Elna, à ses enfants et à rien du tout. Rien, autrefois, il avait rêvé de partir un jour dans les montagnes pour chasser les perdrix des neiges. Il avait aussi rêvé d’aller seul en Italie, en Palestine, en Syrie, de se promener le long des murs blancs dans un village arabe. Ou de vivre seul, au milieu d’une forêt, dans un endroit du Telemark dont il se souvenait de sa jeunesse. S’engager comme médecin sur un baleinier partant pour l’Antarctique. Être assis sous les palmiers ondulants de Tahiti.

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Je peux aller aussi loin que je veux, j’ai des habitudes d’ascète, je ne me soucie pas de fêtes, ni de dîners, je ne bois qu’en compagnie et je peux travailler pour économiser cet argent. Pourquoi ne pas m’engager pour quelques années sur un baleinier ? Dans quelques confins du monde, où je me plairais, on aura peut-être besoin d’un médecin.

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En le quittant, il s’était dit presque la même chose que tout à l’heure : ainsi voit-on les gens, nous nous croisons pour ne plus nous revoir et, cependant, quelque chose se passe.

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Tant de motifs obscurs jouent lorsqu’on va avec une femme.

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En mâchonnant son cigare, il songeait à ce que sont les hommes. Par hérédité, nous sommes des êtres humains, mais nos façons d’agir, nous les acquérons.

Il se pencha pour enlever un bout de papier que le vent avait collé au tronc du rosier. Nous avons tous été innocents — autrefois.

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Comme un oiseau est condamné à chanter, nous sommes condamnés à désirer et à agir d’une façon bien définie. On n’obtiendra jamais rien d’un homme si on veut le faire sortir d’un cercle qui est le sien, car il ne peut vivre que là-dedans. Mettez-le en prison, coupez-lui les bras et les jambes, il restera dans son cercle. À Sainte-Hélène, Napoléon continuait à rêver de conquérir le monde. Arrachez la langue à une grive, elle s’efforcera toujours de former les notes que jamais plus elle ne pourra produire. On cloua Jésus à un bois pour l’obliger à renoncer, mais étant un homme, comment aurait-il pu renoncer ?

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Sommes-nous tout simplement ainsi faits ? Devons-nous seulement le constater, jamais n’y rien changer ? Faut-il qu’il en soit ainsi ? Les gens ne parlent jamais entre eux de devenir autre chose que ce qu’ils sont. Ils ne font que chercher de nouveaux matériaux, de nouvelles armes pour renforcer leur ligne Maginot. Nous ne cherchons jamais la vérité mais toujours la consolation, la défense, de nouvelles armes, de nouvelles confirmations que nous avons raison, et nous nous vantons d’être murés jusqu’au cou. Ni toi ni ton adversaire ne cueillerez les fruits de la victoire, ceux-ci iront aux jeunes qui suivent jalousement le combat pour prendre le parti de celui qui a l’air d’être le plus fort. Il se peut, par hasard, que ce soit celui qui possède la vérité, si petite soit-elle.

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Ici et là, quelques roches erratiques gris-vert, apportées jadis par les glaces et qui, maintenant, avaient souvent pour voisin un jeune bouleau incliné. Chaque fois qu’il voyait une roche pareille, la pensée lui venait que, depuis des milliers d’années, ses ancêtres voyaient les mêmes roches aux mêmes endroits, où elles avaient dû rester pendant très longtemps, sans être vues de personne sinon des oiseaux dans le ciel et des animaux. Un jour, il aimerait reposer sous une de ces roches. Bien sûr, c’était sans importance ce qu’il adviendrait de son corps, mais puisqu’on ne s’imagine jamais tout à fait mort dans la tombe, cela semblait plus juste de rester là et de vivre avec les saisons, d’entendre la pluie et les tempêtes automnales, de sentir la chaude couverture de la neige et d’écouter le bruissement du vent dans les blés mûrissant à la fin de l’été.

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On avait fait beaucoup de progrès pour soulager les malades psychiques et les névrosés. N’y avait-il rien à faire avec les sots ? Sur les gens comme il faut, ainsi que sur les psychopathes, il existait une littérature de plus en plus abondante, et tant mieux, mais que faire avec les sots ? C’était là un problème plus grave, plus important que le racisme et la guerre chimique. Les sots étaient innombrables, ils étaient légion, ils régnaient sur le monde entier. C’étaient eux qui le terrorisaient, et cela parce qu’on avait commis la bêtise de leur apprendre à lire et à écrire. Les légions d’imbéciles apportaient leur soutien aux mass media, en contribuant à perpétuer la bêtise. Les sots exécutaient une danse de derviche en serrant dans leurs mains une pièce de dix couronnes, ils s’étaient emparés de la parole. Un homme de bon sens se voyait contraint de perdre le gros de son temps à cause de millions de crétins, de s’armer jusqu’aux dents, métaphoriquement parlant, afin d’obtenir une heure par jour, et parfois même moins, d’une existence normale. Encore enfants, les imbéciles se trouvent placés dans une situation où ils ont la possibilité de pratiquer le terrorisme collectif. Plus l’élève est bête, plus il est rendu fanatique par le professeur, et quel malheur si par surcroît il apprend à obéir aux slogans !

Mais on avait tout simplement décidé, une fois pour toutes, de faire comme l’autruche et de laisser l’instruction publique faire ses ravages.

— Aksel Sandemose, le Marchand de goudron (trad. Eléna Balzamo)