Je l’ai mille fois constaté, c’est en voyage que BW montre son visage le plus avenant. En cela, il diffère de moi. Tout projet de quitter le refuge m’accable. L’odeur des gares m’écœure. Traîner une valise m’est un supplice. Mes tendresses d’esprit vont, de préférence, aux reclus et aux immobiles. Il m’arrive de penser que je pourrais sans peine mener une vie de moniale. Ma vie physique est d’ailleurs une vie d’enfermée (et ce n’est pas demain qu’on m’invitera au festival des écrivains voyageurs).
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Le luxe ou bien l’ascèse (BW me racontera plus tard sa retraite à l’abbaye de Solesmes), il n’est pas d’autre solution. Quant au faux luxe, au confort moyen et aux moyennes littératures, non, non et non !
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Il veut une vie plus vaste, escarpée, des rêves avec des tigres, des bivouacs, des descentes en caïque, des dépaysements qui ébranlent l’esprit, des choses romanesques qui brisent les routines, et les os.
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Ce qu’il aime d’emblée dans un texte se situe dans ce que l’auteur tente de dire d’une expérience concrète du froid qui transit, de la peur qu’il redoute, de la joie qui l’exalte, du chagrin qui le tue ou de la main brûlée qui écrit des phrases sur le feu.
Ce qu’il aime d’emblée c’est le halètement qui dans les mots s’imprime.
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BW dit qu’il faut se distraire par le voyage du malheur qu’engendre le voyage. Il dit C’est la mécanique du voyage. Il rit.
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BW me redit qu’il aime infiniment la beauté de ces gens [les Afghans]. Leur sagesse. Leur courage. Le calme de leur vie. Leur sens de l’essentiel. Leur hospitalité magnifique. BW n’en finirait pas de faire leur éloge. Leur élégance naturelle. Ce quelque chose d’altier, de souverain dans leur maintien. Et la dignité de leurs vieillards, assis sur un banc, immobiles, les mains noueuses posées sur un bâton, la tête enrubannée, très droite, les traits précis qu’on dirait taillés dans du bois, les yeux étincelants et calmes. À cette époque, le pays n’a pas encore connu l’occupation russe ni la terreur talibane. Plus tard, BW sera déchiré par les désastres qui s’abattront coup sur coup sur ce pauvre pays.
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Je veux dire que nos vies sont ainsi faites que les livres, si beaux si forts si flamboyants soient-ils, n’ont désormais que peu d’impact sur elles.
Nos vies sont ainsi faites que les livres, lorsqu’ils les affectent, ne les affectent que peu, happées qu’elles sont (nos vies) par mille choses hypnotiques qui nous prennent à leur piège.
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Le paysage est sublime, tout en pics, en crevasses, en gouffres et en convulsions. BW est un exagéré avide d’endroits exagérés. Les escarpes abruptes, les sols bouleversés, les torrents furieux, les déserts arides, les eaux grondantes, les forêts noires, voilà les lieux parfaitement inamicaux où BW déclare se sentir bien. Ne lui parlez pas de l’onctueuse Loire, ni des pacifiques berges de la Marne, encore moins des champs de betteraves picards. Il les vomit.*
Cruelle, violente, voluptueuse, vivifiante, raffinée, grinçante, ravageuse, légère, radieuse, délicate, ironique, la littérature nous secoue, elle nous fait mal, elle nous brûle, elle nous caresse, nous revigore, nous désespère, elle nous élève, dit BW hésitant, mais est-ce bien le mot ? en tout cas, elle nous rend à nos forces, à nos foudres, à nos failles, elle nous renvoie à nos dilemmes, à nos impasses, à nos enfers, et dans le même temps nous en arrache et nous emporte bien au-dessus de nous.
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Le 1er septembre 1996, donc, BW, avec une audace inconsciente qui aujourd’hui le fait rire, cloue sur la porte du 20 rue Visconti, Paris VIe, l’écriteau Éditions Verticales dont le nom lui est venu en lisant les poèmes de Roberto Juarroz.
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Un directeur digne de ce nom, coupe BW soudain devenu grave, un directeur digne de ce nom ne devrait nullement craindre que la liberté qu’il accorde aux autres devienne une menace pour sa propre liberté. C’est en tout cas ma conception de la démocratie, dit BW, ma conception aristocratique de la démocratie, précise-t-il. J’estime en effet, et pour paradoxal que cela semble, j’estime que la démocratie ne fonctionne correctement qu’entre esprit aristocratiques. Le problème est qu’elle est le plus souvent dans les mains des vulgaires. Qui la dévoient.
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Tu devrais le savoir, dit BW, le style en littérature, c’est l’art de rompre avec ce qui, dans le langage, va de soi, c’est l’art de déplacer les logiques communes, de quitter les sentiers battus, de se défaire de l’ancienne grammaire, enfin tu connais la chanson du style que chantent les écrivains lorsqu’ils ont bien appris leur couplet, sans s’aviser, du reste, les pauvrets, que ce pont-aux-ânes creusait définitivement leur tombe.
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Lorsqu’elles s’adressent au grand nombre, les paroles qui sortent de nous perdent toujours la marque de leur source intérieure. Comme si, dans leur passage extramuros, elles s’anémiaient, se dévitalisaient, se détachaient de leur poids d’âme.
Tu me fais pitié, dit BW, chaque fois qu’il me voit balbutier à la télévision des réponses stupides et, parfois même, dans mon égarement, des incongruités.
Et il est vrai que la télé me laisse bête comme une bûche. Plus rien, mais alors rien de singulier, de pertinent, ou simplement de sensé ne transpire au-dehors. Le cœur : affolé. Les pensées : terrées dans un coin du cerveau. Les paroles : coupées de leur centre, et qui errent, qui errent. Le regard semblant dire (à l’instar de Lucienne en visite chez les riches) : excusez du dérangement. Et un seul désir : disparaître.
Si j’essaie de me fabriquer un maintien, c’est pire ! J’ai cet air d’embarras des pauvres qui s’endimanchent, j’ai l’âme endimanchée, engoncée, gênée, comme on dit, aux entournures, et gourde, et bête, et empotée, et éberluée. Une pitié.
Même gaucherie chez BW, même air emprunté (interdit serait plus juste), même désir de se cacher lorsqu’il s’exprime devant un parterre de gens (car la langue dans une telle occurrence ne sert plus de cachette, ce pour quoi elle est faite, que je sache).
Il en est qui se mettent en avant, en cachette avant. Cela plaît. BW et moi nous plaçons machinalement en arrière, en cachette arrière. Cela déplaît, et c’est justice. Car il n’y a rien d’aimable à vouloir s’effacer et paraître plus plat, plus con, plus fade, plus fermé que ce que l’on est véritablement, et plein de grandes déclarations rentrées.
BW et moi nous imbécillisons dès lors que nous sommes en public. Aussi, ceux-là qui, par ingénuité, ou par malice, ou par cynisme, ne s’en tiennent qu’aux apparences, nous prennent à bon droit pour ce que nous semblons.
Dois-je avouer que nous tirons de cette méprise un orgueil douloureux et paradoxal (que je n’aime pas beaucoup) ?
Les ressorts de cette insuffisance qui nous amène à balbutier idiotement, à promener ce regard vide propre aux égarés, à dire euh euh d’un air ballot en cherchant l’épithète idoine, plutôt qu’à énoncer des phrases claires et bien senties, voire claironnées, voire trompetées, voire drastiquement assénées, les ressorts de cette insuffisance, disais-je, nous les connaissons parfaitement l’un et l’autre.
Allons-nous les divulguer ici ? Obtenir ainsi du lecteur qu’il nous soit indulgent ? C’est tentant. Allons-nous jouer complaisamment la carte des humiliations d’une enfance pauvre (être pauvre, dit BW, c’est l’être en mots autant qu’en fric, ça va ensemble tu me diras), et celle de la peur enfantine, toujours prête à ressurgir, de parler à l’école un français de guingois ?
Tu veux nous la jouer Dickens ? plaisante BW.
Allons-nous évoquer ici, répondant au désir modeste de nous effacer, notre désir symétrique et furieusement immodeste de nous singulariser à tout prix, contradiction déchirante et qui nous mène fatalement à ce mutisme ?
On dirait, remarque BW gavé, que tu cherches à nous vendre ?
Oui, avoué-je.
Cher, j’espère.
Très cher, avoué-je.
Si au moins c’était vrai, soupire BW. On s’achèterait une baignoire en forme de coquille Saint-Jacques. Mon rêve !
Quelles qu’en soient donc les causes (étudiants en psychologie, au travail !), notre parole publique est, comme le pompon de la fête foraine (voir plus haut), frappée d’illégitimité. L’un et l’autre ne sommes volubiles que dans la plus stricte intimité et dans le cercle des plus vieux amis, qu’ils soient ici remerciés de leur patience.
Comment se défait-on de cette inaptitude ? Notre amour démesuré pour les grâces de l’écart serait-il le revers triomphant de notre balourdise orale ? Son remède ? Sa vengeance ?
Possible. Possible.
— Lydie Salvayre, BW