Je n’ai jamais rien écrit de ma vie qui me soit plus inspiré, ou disons, rien imaginé de plus libre. Ou plutôt je ne me suis jamais exprimé d’une manière qui découle aussi naturellement de ma propre histoire, de mes lectures, de mes expériences et de mes sentiments, comme dans L’Homme qui vivait sous terre. En fait, je pourrais dire que, pour la première fois de ma vie, j’ai écrit en me posant comme un tout face à la matière devant moi, avec le désir de créer un morceau de prose simple et profond. Ce que je veux dire, c’est que lors de toutes mes tentatives littéraires précédentes, je sentais que j’activais des concepts partiels, limités, incomplets, alors qu’ici, dans ce livre, il n’y a qu’une seule idée, exprimée certes en termes variés et depuis plusieurs points de vue, mais néanmoins une seule idée maîtresse, complexe, de grande portée, qui plane au-dessus de mon histoire, telle une basse dans une chanson de jazz, qui amalgame, donne de l’unité et du sens aux images, aux symboles et à tous les mouvements de l’intrigue. (p. 169)
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Pendant que j’écrivais, j’avais le sentiment que tout ce qui me passerait par la tête conviendrait. Je pouvais tout faire entrer dans ce nouveau cadre, même les éléments les plus étrangers en apparence, et leur donner un sens très différent.
La joie cardinale que produit ce type d’écriture, c’est le sentiment de liberté ! C’est au-delà de tout. […] Dès mes débuts, j’ai découvert que j’aspirais à atteindre un certain point dans mon histoire. Je veux dire par là que je commence à raconter une histoire mais que je sais quand cette histoire commence réellement : quand mon personnage rompt. Que veut dire rompre dans ce sens ? Eh bien, dans toute bonne histoire, il me semble qu’on arrive à un point où le personnage devient fluide, où, à travers un faisceau d’événements, il atteint un point de tension où l’auteur peut faire de lui ce qu’il veut, où tout peut coller. […] Il me semble que c’est ce qui arrive dans une chanson de jazz : quand le rythme s’impose suffisamment, on peut introduire toutes sortes de variations surprenantes. À dire vrai même, on les attend quand on écoute la musique ou qu’on lit l’histoire, sans bien sûr savoir ce qui va arriver. C’est cette incertitude même quant à la suite qui crée la tension dramatique… (p. 196-198)
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Selon moi, à tort ou à raison, la marque de la bonne littérature réside précisément dans cette capacité à créer du nouveau, dans la liberté, la nécessité et la volonté de créer ce nouveau. (p. 199)
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Quand une histoire s’impose à vous avec autant d’évidence, ses développements affluent librement, à leur rythme et avec leur logique propre. C’est dans cet espoir qu’on écrit, que le sens, la logique, l’image et le symbole se fondent organiquement. On sent alors avec certitude qu’on est dans le vrai, ce qu’aucune planification ne peut jamais donner. Aux autres de juger de la valeur des divers symboles et images représentés. Aux autres aussi d’avoir leur idée sur l’ordre dans lequel ils sont apparus. (p. 202)
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Toutes les images et tous les symboles du livre ne sont que des improvisations autour d’une basse continue et sous-jacente, comme un musicien de jazz qui improvise à la trompette. Je ne savais jamais quelle image ou quel symbole allait se présenter mais j’allais d’une phrase à l’autre en me laissant guider par l’émotion. On peut dire que, d’une certaine façon, L’Homme qui vivait sous terre est un morceau de jazz en prose, enfin, si, comme moi, vous n’avez pas peur du mot « jazz ». (p. 216-217)
— Richard Wright, Souvenirs de ma grand-mère (trad. Nathalie Azoulai)