Complètement sous l’emprise de ses préoccupations journalières, il n’avait jamais prêté attention à ce qui l’entourait, et quand revenait son jour de congé hebdomadaire, unique occasion pour lui de goûter un peu de calme et de tranquillité, son rythme de vie habituel semblait fondre à nouveau sur lui avec une angoissante rapidité. Il arrivait invariablement à la conclusion que, tout en vivant à Tôkyô, il n’avait encore jamais eu l’occasion de voir à quoi ressemblait cette ville, et en éprouvait chaque fois un étrange sentiment de tristesse.
Dans ces cas-là, il partait toujours faire un tour en ville, comme sur un coup de tête, et si en plus il avait un peu d’argent sur lui, l’envie lui prenait de l’employer, pour une fois, à faire la fête. Cependant sa tristesse ne devait pas être assez intense pour le précipiter tête baissée dans la réalisation de ce projet, et avant même de commencer à le mettre à exécution, cela lui paraissait absurde et il y renonçait. Sans compter qu’étant donné sa situation, son portefeuille n’était généralement pas assez garni pour laisser place aux actions inconsidérées, si bien qu’il lui paraissait finalement plus simple de s’en retourner chez lui en flânant, les mains dans les poches, plutôt que de s’embarquer dans une aventure. C’est ainsi que Sôsuke finissait par compenser plus ou moins sa tristesse jusqu’au dimanche suivant par le biais d’une simple promenade ou de la visite d’un quartier commerçant.
Ce jour-là aussi, donc, il monta par défi dans un tramway, où il se trouva bien plus à l’aise que d’habitude, car les passagers étaient peu nombreux, bien que ce fût un dimanche ensoleillé. Tous arboraient des physionomies paisibles, et paraissaient calmes et posés. En s’asseyant, Sôsuke songea au contraste que cela produisait avec son propre sort, lui qui prenait chaque matin à heure fixe la direction du quartier des affaires de Marunouchi, au milieu de la bousculade, pour s’emparer le premier d’une place. Vraiment, quel sinistre spectacle que celui de ses compagnons de voyage dans ces tramways aux heures de pointe ! Agrippé aux courroies de cuir, ou bien assis sur les banquettes de velours, jamais il n’avait été témoin de la moindre manifestation de courtoisie élémentaire. Il n’en espérait d’ailleurs pas tant, et se contentait de voyager avec eux, automate parmi les automates, genoux serrés les uns contre les autres, épaules alignées, jusqu’à l’arrêt où il se levait sans prévenir pour descendre. (p. 13-14)
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Il s’éloigna de la vitrine avec un sourire amer et se remit à marcher, sans prêter aucune attention aux passants ni aux étalages pendant une cinquantaine de mètres, en proie à un sentiment de dépression. (p. 16)
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A la pensée que ce beau dimanche tranquille et ensoleillé était déjà terminé, une vague tristesse l’étreignit, un sentiment de la précarité des choses. Puis, en songeant que dès le lendemain il lui faudrait reprendre comme d’habitude le rythme infernal du travail, il se prit à regretter cette agréable demi-journée, et la perspective des six jours et demi d’activités sans âme qui allaient suivre lui parut encore plus insupportable que d’ordinaire. Tandis qu’il marchait, seules flottaient devant ses yeux les images d’une vaste pièce mal exposée au soleil, aux fenêtres chiches, les visages de ses collègues assis à côté de lui, et l’expression de son chef de bureau quand il lui disait :
« Dites voir, monsieur Nonaka… » (p. 18)
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Il projetait toujours de se lever tôt le dimanche et de commencer la journée en faisant un plongeon dans un bain tout propre, mais quand le dimanche arrivait, il se rappelait que c’était son unique occasion de faire la grasse matinée, et laissait s’écouler les heures en se prélassant au fond de son lit, la force de l’inertie le poussant chaque fois à renoncer à ce projet, somme toute bien compliqué, pour le reporter au dimanche suivant. (p. 21)
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Koroku, de son côté, était intimement persuadé que son frère avait ce défaut de naissance. Bien que lui-même fût étudiant, il n’arrivait pas à comprendre l’importance démesurée que son frère attachait à ses dimanches. Après six jours de travail à l’effet déprimant, Sôsuke n’avait que cette unique journée pour le réconforter un peu, mais il mettait tellement d’espoir dans ces simples vingt-quatre heures, et voulait réaliser tellement de projets à la fois qu’il n’avait guère de chances d’en mettre plus de deux ou trois sur dix à exécution. Et de plus, quand il s’avisait de les mener à bien, il se mettait à regretter le temps qu’il allait y passer, et restait finalement là sans bouger, les bras croisés, tandis que les heures s’écoulaient, et sa journée du dimanche avec. C’était sa situation qui obligeait Sôsuke, dans l’intêrêt même de sa tranquillité d’esprit, de sa santé et de ses distractions, à économiser à ce point ses efforts, et s’il ne faisait rien pour l’affaire de Koroku, ce n’est pas qu’il ne voulait pas s’en occuper mais parce qu’il n’avait plus la capacité mentale de le faire. Et c’était cela que Koroku trouvait inadmissible. Il considérait son frère comme un égoïste qui n’en faisait qu’à sa tête, passait ses loisirs à flâner et à s’amuser avec sa femme, au lieu d’essayer de faire quelque chose pour l’aider, et ne lui portait, au fond, qu’une affection superficielle. (p. 21)
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Il se rappela qu’un de ses collègues de bureau lui avait dit le jour même avoir rencontré le maréchal anglais Kitchener près de Shimbashi, et il se dit que les héros de son espèce attiraient l’attention des foules, où qu’ils se trouvent dans le monde, mais c’était peut-être là une capacité qu’ils avaient de naissance. En considérant son destin à lui, péniblement forgé à partir du passé, suivi d’un futur qu’il pouvait voir se dessiner sous ses yeux, et qu’il le comparait à celui d’un homme comme Kitchener, la différence entre eux était si énorme qu’il avait peine à admettre qu’ils étaient deux êtres humains tout à fait semblables. (p. 28)
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Il reprit ses allers et retours entre le bureau et la maison, avec le sentiment que le plus simple était pour l’instant de tout oublier, en attendant que les évènements viennent le rattraper avec leur cortège d’embarras. (p. 29)
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Leurs sujets de conversation étaient en rapport avec leur mode de vie. Ils n’évoquaient cependant jamais de pénibles problèmes de ménage, comme par exemple la note du marchand de riz à la fin du mois. Evidemment, ils ne parlaient pas non plus littérature ou romans, pas plus qu’ils n’échangeaient ces propos fleuris qui voltigent entre homme et femme, pareils à des éphémères. Ils n’étaient pas encore très vieux, mais ce temps-là était déjà passé pour eux, et le quotidien paraissait les rendre de plus en plus sobres. C’était sans doute leur manque commun de qualités brillantes qui avait rapproché dès le départ ces deux êtres des plus ordinaires, et les avait conduits à nouer des liens conjugaux fondés sur l’habitude. (p. 30)
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La pensée que Koroku aussi était peut-être né pour être voué à un sort pareil au sien lui causait un énorme souci et, à certains moments, plus encore que du souci, de la tristesse. (p. 31)
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Les deux époux vivaient en ne comptant que sur leur soutien mutuel, tels deux êtres transis de froid dans un monde sans soleil, se serrant l’un contre l’autre pour se procurer un peu de chaleur. (p. 36)
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A eux deux, ils oscillaient sans cesse entre résignation et patience, et pas la moindre lueur d’espoir ni de foi en l’avenir ne paraissait briller pour eux. Ils ne parlaient pas souvent du passé, et semblaient même parfois, d’un commun accord, éviter d’en parler. Oyone disait de temps en temps à son mari en guise de consolation :
— Un jour ou l’autre il va nous arriver quelque chose de bien. On ne va pas continuer à n’avoir toujours que des malheurs ! (p. 36)
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— Tu sais bien que nous deux, nous n’avons aucun droit au bonheur !
Sa femme comprenait enfin, et finissait par se taire. Ils restaient alors silencieux l’un en face de l’autre, et sombraient pour un long moment au fond du gouffre obscur de leur passé, qu’ils avaient creusé de leurs propres mains. Par leur propre faute, ils avaient gâché leur avenir. C’est pourquoi ils acceptaient de marcher, main dans la main, résignés à ne jamais entrevoir, au long de leur chemin, la moindre perspective de lumière. (p. 36)
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Chaque fois qu’ils en parlaient, cette affaire s’éloignait de plus en plus vers l’arrière-plan. (p. 37)
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Craignant de se sentir humilié devant un camarade qui avait réussi, alors que lui-même se considérait comme un raté, il avait de bonnes raisons pour éviter de revoir son ancien camarade d’université, aussi n’avait-il pas la moindre envie d’aller lui rendre visite à son hôtel. (p. 37)
*
Tout naturellement, Sôsuke se sentit devenir étranger à la maison de son oncle. Ses rares visites restaient très formelles, et chaque fois, sur le chemin du retour, tout cela lui paraissait d’un insupportable ennui. Il en vint à avoir envie de s’en aller, aussitôt après avoir échangé avec son oncle les formules d’usage sur le temps qu’il faisait. Rester là, même une trentaine de minutes, à tuer le temps en conversations banales, lui était devenu pénible. Ses inter-locuteurs, eux aussi, paraissaient avoir du mal à soutenir la conversation.
— Tu n’es pas bien ici ? disait habituellement sa tante pour le retenir, et il avait alors encore moins envie de rester.
Il continuait cependant à aller les voir, car ne pas le faire lui aurait donné des remords de conscience. (p. 40)
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— Vraiment, c’est effrayant ! Enfant, il n’était pas endormi comme ça… Il était même si vif qu’il en était plutôt turbulent ! Et maintenant nous le retrouvons après deux ou trois ans, complètement transformé en vieillard ! (p. 40)
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Sôsuke avait écouté distraitement les explications de sa tante, et la réponse ne lui vint pas facilement. Au fond de lui, il avait conscience que c’était un effet de sa neurasthénie, et la preuve que son cerveau avait perdu les capacités de jugement clair et rapide qu’il possédait autrefois. (p. 46)
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À son retour, pendant qu’il se délassait, le problème se présenta de nouveau à lui dans toute sa netteté, mais il redoutait de le regarder de plus près pour l’éclaircir, si intolérable était la souffrance que cela causait à ce cerveau qui se dissimulait sous sa chevelure. Se souvenant de l’énergie mentale qui lui permettait autrefois, parce qu’il aimait les mathématiques, de se représenter clairement dans l’espace les figures des problèmes de géométrie, il se sentit lui-même effrayé par le changement radical que le temps avait produit sur lui. (p. 51-52)
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Il passait alors sa journée, le cœur lourd, comme cadenassé dans sa cage thoracique. (p. 52)
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Chaque fois qu’elle les entendait crier de joie dans le jardin derrière la butte, en jouant à la balançoire ou au chat perché, Oyone était envahie par les regrets, et par le sentiment du caractère éphémère de la vie. (p. 57)
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Il regarda à plusieurs reprises les photos de femmes en couverture, puis prit une revue intitulée Succès. Il put lire, au début d’un article intitulé : « Les secrets du succès », la proposition suivante : « Dans la vie, il faut aller de l’avant résolument, mais avancer résolument n’est pas suffisant : il faut le faire quand on est sûr d’avoir des bases solides. » Il ne lut que cette phrase, et reposa la revue. Le « succès » et lui étaient aux antipodes l’un de l’autre ! il avait même ignoré jusqu’à ce jour qu’il pût exister une revue portant ce nom ! Intrigué, il reprit la revue, l’ouvrit à nouveau et put voir cette fois deux lignes d’une poésie chinoise :
Le vent, sur la capitale azurée, a balayé les nuages
Et la lune, au-dessus de monts de l’est, élève disque de jade
Sôsuke n’avait jamais été le type d’homme à s’intéresser à la poésie, chinoise ou japonaise, pourtant, ces deux vers l’émurent profondément. Ce qui le touchait n’était pas des rimes particulièrement heureuses ou une qualité de cet ordre, mais simplement la pensée qu’un sentiment de sérénité analogue au paysage décrit ici était l’image même du bonheur humain. Par curiosité, il lut les commentaires qui accompagnaient la poésie, mais ils lui parurent sans rapport aucun avec elle. Ces deux vers continue-rent à le hanter après qu’il eut reposé la revue : ces quatre ou cinq dernières années, pas une seule fois sa vie n’avait correspondu à pareil paysage. (p. 59-60)
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Depuis quelque temps, Sôsuke était sans cesse en proie à des désirs matériels. L’existence modeste à laquelle il était habitué lui avait donné le pli de prétendre ne manquer de rien, même lorsque ce n’était pas le cas. En dehors de son salaire mensuel, il n’avait jamais disposé, même à titre exceptionnel, de la moindre ressource inattendue qui lui aurait permis d’améliorer tant soit peu son ordinaire. (p. 72)
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Sôsuke n’avait jamais insisté pour en savoir plus sur Sakai. A l’époque où il avait dû abandonner ses études, quand il lui arrivait de rencontrer un homme dans une situation favorable, avec des activités intéressantes, cela lui donnait envie de l’observer de plus près. Au bout d’un certain temps, cela s’était transformé simplement en un sentiment de jalousie et d’aversion. Mais depuis un an ou deux, il était devenu parfaitement indifferent aux inégalités entre lui et les autres, et en était arrivé à penser qu’il ne pouvait y avoir entre deux êtres humains aucun rapport ni aucune communauté d’intérêts en dehors du fait qu’ils respiraient sur la même terre, puisque chacun naissait avec une personnalité et un destin déterminés, et que chaque être appartenait dès le départ à une catégorie différente d’autrui. Il lui arrivait de temps à autre de demander, simplement pour alimenter la conversation, ce que telle ou telle personne faisait dans la vie, mais le moindre effort pour approfondir son information lui paraissait à la fois compliqué et inutile. (p. 75-76)
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En fait, Koroku avait le plus profond mépris pour le travail qu’il était en train de faire. Spécialement en regard de la situation particulière où il se trouvait depuis quelque temps bien malgré lui, il éprouvait une certaine humiliation à avoir un torchon dans les mains. Autrefois, quand on lui avait demandé de faire ce genre de tâche dans la maison de son oncle, il l’avait considéré comme un passe-temps, et il avait le souvenir que même la partie ennuyeuse l’avait amusé, tandis qu’aujourd’hui il avait l’impression que son entourage le forçait à faire ce genre de travail pour lui prouver qu’il n’avait pas la capacité de faire autre chose. Ce qui l’agaçait par-dessus tout était ce froid qui régnait sur la véranda. (p. 88)
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Puis, pensant au sort de son frère et de son épouse qui se complaisaient dans une existence pareille, cela lui parut vraiment pitoyable. C’était au point qu’ils avaient hésité à acheter le nouveau papier à tendre sur les cloisons. Quelle attitude passive ils avaient devant la vie ! se disait il. (p. 89)
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Depuis qu’elle vivait avec Sôsuke, elle n’avait jamais pris ses repas avec une autre personne que son mari. Quand celui-ci était absent, elle mangeait seule, c’était devenu pour elle une habitude depuis plusieurs années. Aussi, se retrouver sans transition en train de mastiquer quotidiennement du riz en face de son jeune beau-frère était pour Oyone une étrange expérience. Tant que la servante se trouvait près d’eux à travailler dans la cuisine, cela allait encore, mais dès qu’elle ne la voyait plus ou ne l’entendait plus, elle éprouvait une sensation extrêmement pénible. Non seulement elle était beaucoup plus âgée que Koroku, mais, de plus, leurs rapports passés ne favorisaient guère le développement entre eux d’une atmosphère de chaude intimité, qui aurait justement pu les rapprocher et les aider à briser la glace en ce début de cohabitation. Au fond de son cœur, Oyone doutait que pût jamais se dissiper ce malaise qu’elle éprouvait chaque fois qu’elle devait s’attabler en face de son beau-frère. Quant à celui-ci, qui n’avait pas envisagé une seule fois à l’avance cette conséquence de son installation chez son frère, il en était encore plus troublé qu’elle. N’ayant pas le choix, Oyone s’efforçait d’entretenir la conversation tout au long du repas, de manière à éviter les silences gênants. Malheureusement, Koroku ne pouvait trouver dans son esprit les ressources suffisantes pour lui permettre de répondre à l’initiative de sa belle-sœur. (p. 90)
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Dans ce genre de moment, Sôsuke se disait que si la piece de six nattes était restée libre, Oyone aurait pu s’y isoler depuis le matin, et qu’en attribuant cette chambre à son frère il avait en quelque sorte privé sa femme de tout lieu de refuge dans la mai-son. Du coup, il se sentait coupable envers elle. (p. 100)
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Sôsuke constata que son hôte s’intéressait beaucoup aux haikus et à la calligraphie, et se demandait comment il avait pu trouver le temps d’emmagasiner autant de connaissances. Il lui semblait que Sakai savait tout sur tout, tandis que lui-même, honteux de son piètre savoir, s’efforçait de prononcer le moins de paroles possible, et de tendre l’oreille à celles de son interlocuteur. (p. 105)
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— Le mieux, c’est d’avoir de l’argent et de passer son temps à ne rien faire, comme M. Sakai, fit Oyone en écho. (p. 109)
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Petit à petit, la fin de l’année approchait, et la nuit s’était mise à régner sur le monde les deux tiers du temps. L’écho du vent, qui soufflait tout le jour, teintait de tristesse la vie des hommes. Koroku ne supportait plus de passer ses journées enfermé dans sa chambre, et plus il cherchait à réfléchir calmement, plus la tristesse l’envahissait, au point qu’il ne savait plus que faire de lui-même. Se rendre dans la salle à manger pour bavarder avec sa belle-sœur lui était encore plus désagréable, et il se sentait obligé de sortir. Une fois dehors, il faisait la tournée des maisons de ses amis. Au début, ceux-ci gardèrent envers lui la même attitude qu’avant : ils discutaient de tous les sujets auxquels peuvent s’intéresser de jeunes étudiants. Mais Koroku revenait les voir, même une fois ces sujets épuisés. Finalement ses amis se rendirent compte qu’il venait les voir parce qu’il s’ennuyait trop, et qu’il passait son temps en vains bavardages. Ils se mirent donc à prétexter de temps à autre qu’ils étaient occupés à préparer leurs cours ou à les étudier. Koroku fut extrêmement vexé d’être traité par ses camarades comme un paresseux et un oisif, mais il ne pouvait pour autant se résoudre à rester à la maison à lire ou à étudier. Autrement dit, tant à cause de son agitation intérieure que des obstacles extérieurs, il n’avait aucun moyen à sa disposition pour étudier ou s’exercer, activités pourtant indispensables à un jeune homme de son âge pour se sentir un être humain à part entière. (p. 110)
*
Fou d’inquiétude, Sôsuke s’apprêta à courir chercher un médecin, mais, finalement, cette même inquiétude l’empêcha de faire un seul pas en direction de la porte. (p. 119)
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Pendant qu’il attendait son tour près du poêle en fumant des cigarettes, Sôsuke avait l’impression d’être entraîné malgré lui dans le tourbillon trépidant d’une vaste foule avec laquelle il n’avait aucun lien, et d’être obligé de franchir avec elle le cap de la fin de l’année. Ne fondant lui-même aucun espoir sur cette nouvelle année en perspective, il se sentait comme perdu dans cette vaste foule qui l’invitait en vain à la suivre.
L’attaque qu’avait eue Oyone s’était complètement calmée, au point que Sôsuke pouvait à nouveau partir comme d’habitude l’esprit tranquille au bureau en la laissant à la maison. Oyone, de son côté, déployait la même activité que chaque année pour les préparatifs du Nouvel An, bien modestes d’ailleurs, comparés à ceux d’autres foyers. Sôsuke s’était résigné à passer les têtes de façon plus simple que d’habitude, et à la vue d’Oyone, toute pimpante, comme ressuscitée, il se passait la main sur le cœur, dans un geste de soulagement, comme s’il avait vu enfin s’éloigner l’horrible tragédie qui les menaçait. Mais de temps à autre passait dans son esprit, comme un brouillard, la vague crainte de voir le spectre de la tragédie, sous une forme ou une autre, menacer un jour à nouveau sa famille.
À voir, en cette fin d’année, tous les gens ordinaires, soucieux seulement des plaisirs de ce monde, s’agiter en vain, comme poussant devant eux les brèves journées de leur vie, il se sentait d’autant plus en proie à cette crainte diffuse. Il allait jusqu’à éprouver le désir de rester seul, oublié de tous, dans ce dernier mois de l’année que lui seul trouvait si sombre et si triste. Son tour arriva enfin, et quand il aperçut le reflet glacé de son image dans le miroir, il se mit à la contempler en se demandant qui se cachait derrière cette ombre. Entièrement enveloppé, à part la tête, dans un linge blanc, il ne distinguait rien de la couleur ni des rayures de son kimono. A ce moment, il s’aperçut qu’une cage, où le patron du salon de coiffure élevait un petit oiseau, se reflétait aussi dans le fond du miroir. Perché sur son bâton, l’oiseau sautillait.
Quand il ressortit dans la rue, la tête enduite d’huile parfumée, et suivi par des remerciements obséquieux, il éprouva malgré tout une sensation de soulagement. Il avait bien fait de se faire couper les cheveux, comme Oyone le lui avait recommandé, se dit-il, se rendant compte une fois dans l’air froid de la rue qu’il éprouvait une sensation de renouveau. (p. 125-126)
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Et, dans ce monde moderne, où, si l’on reste seulement trois jours sans sortir, on risque de retrouver sa rue élargie ou bien de ne plus être au courant de l’itinéraire du tramway si on oublie un seul jour de lire le journal, il était effectivement curieux de rencontrer un homme capable de garder intactes ses caractéristiques montagnardes en venant deux fois par an à Tôkyô. En observant la façon de s’exprimer, les vêtements et l’allure générale du colporteur, Sôsuke ressentait une sorte de pitié. (p. 131)
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— Mais ce n’est pas seulement l’argent qui est en cause. C’est parce qu’ils ont des enfants. Les enfants, cela amène la joie même dans une famille pauvre.
L’amertume de son ton, comme s’il se reprochait à lui-même la solitude de leur vie, résonna douloureusement aux oreilles d’Oyone. (p. 132)
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Tel était le passé des deux époux en ce qui concernait leur progéniture. Après des expériences au goût si amer, ils n’aimaient guère évoquer le sujet des enfants. Mais une ombre de tristesse, bien difficile à effacer, teintait désormais leur existence commune. (p. 138)
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Au moment où elle comprit qu’elle devait à cette loi sévère qui la tenait sous son joug son sort de mère étrangement vouée à la répétition éternelle du même malheur, elle entendit résonner près de son oreille la voix insolite d’une malédiction. La voix de cette malédiction retentit presque continuellement a ses tympans, pendant les trois semaines ou son état physique l’obligea à garder le lit. Ces trois semaines de repos furent donc pour elle trois semaines d’incomparables tourments.
La tête sur l’oreiller, elle regarda fixement s’écouler cette douloureuse période de presque un mois. Vers la fin, il lui était devenu tellement intolérable de supporter ces souffrances étendue sans rien faire que, dès le lendemain du départ de sa garde-malade, elle se leva furtivement pour essayer de s’activer à nouveau. Mais l’angoisse qui lui serrait le cœur ne disparut pas pour autant. Si elle arrivait à faire bouger de force son corps affaibli, elle était loin de parvenir aussi bien à dominer son esprit, toujours obsédé par les mêmes pensées, si bien que parfois, cédant au découragement, il lui arrivait de retourner s’enfouir sous les couvertures, et de fermer bien fort les yeux, comme pour échapper au monde des humains. (p. 139-140)
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Tous deux allaient chez le marchand de tissus acheter des étoffes pour s’habiller. Le riz qu’ils mangeaient, ils l’achetaient chez le marchand de riz. Mais en dehors de cela, ils se mêlaient rarement au reste de la société. La société n’existait pour eux que dans la mesure où ils en avaient besoin pour se procurer les denrées nécessaires à leur survie. Seule leur compagnie réciproque leur était vitalement nécessaire, et suffisante. Ils habitaient la ville, mais avec la mentalité de gens vivant au fin fond des montagnes.
Par sa nature même, leur vie ne pouvait être que mono-tone. S’ils étaient à l’abri des ennuyeuses complexités de la vie sociale, ils étaient en même temps privés de toute occasion d’expérimenter directement les innombrables activités que procure la vie sociale, et le résultat était pour eux un renoncement total aux divers avantages qu’offre ordinairement la vie citadine aux gens civilisés. Ils se rendaient bien compte de temps en temps de l’absence de dynamisme de leur vie quotidienne, mais, ne se lassant jamais l’un de l’autre, ils n’avaient pas la moindre impression de carence. ils ressentaient cependant sourdement, dans l’idée intime qu’ils avaient tous deux admise de leur existence, un vague manque de stimulation. Malgré tout, s’ils se contentaient de couler des jours éternellement semblables, marqués par les mêmes impressions, ce n était pas parce qu’ils avaient des le début perdu tout intérêt pour le reste de la société. C’était plutôt le résultat du fait que la société s’était hermétiquement refermée devant eux et leur avait froidement tourné le dos. Ne disposant d’aucune possibilité d’expansion vers le monde extérieur, tous deux n’avaient eu d’autre choix que de se replier sur eux-mêmes, et d’approfondir leur vie intérieure. Ce que leur vie avait perdu en étendue, elle l’avait gagné en profondeur. Pendant ces six années, au lieu de chercher à nouer dans le monde quelques relations espacées, ils s’étaient employés à sonder réciproquement leurs cœurs, si bien que chacun avait fini par connaître jusqu’au tréfonds la vie de l’autre. Si tous deux étaient toujours pour le reste du monde deux personnes distinctes, de leur point de vue à eux, ils n’étaient qu’un seul et même organisme, vivant dans une sorte d’osmose morale. Les systèmes nerveux qui constituaient leurs deux intelligences s’embrassaient étroitement jusqu’à la dernière fibre. Ils étaient comme deux gouttes d’huile surnageant à la surface d’une vaste étendue d’eau, réunies ensemble pour repousser l’eau, ou, pour exprimer plus exactement la réalité, comme deux gouttes d’huile qui, rejetées par l’eau, se seraient rejointes pour former une seule goutte ronde, à jamais indivisible.
Dans cet état d’osmose où ils vivaient, ils avaient atteint une entente et une intimité difficiles à trouver chez un couple ordinaire, mais sans échapper à la lassitude inhérente à ce genre de situation. Même sous le pénible effet de l’ennui, ils n’oubliaient jamais de considérer leur sort comme un sort heureux. Si cette lassitude, jetant un voile de somnolence sur leurs consciences, embrumait parfois leur amour, ils n’étaient en revanche jamais sujets à ce genre d’angoisse aiguë qui met les nerfs à vif. Bref, c’était un couple uni, grâce à leur vie en vase clos, dans l’ignorance du monde qui les entourait. (p. 143-144)
*
La flamme qu’ils avaient avivée l’un par l’autre s’était assombrie, leur existence s’était enfoncée dans les ténèbres. (p. 157)
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Ils s’étaient laissé surprendre par une brusque tempête, qui les renversa tous les deux. Quand enfin ils se relevèrent, leurs corps étaient déjà couverts de sable, et ils regardaient ce sable qui les recouvrait sans plus savoir à quel moment la tempête les avait renversés. (p. 161-162)
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Dans quelques heures il allait devoir affronter celle des cérémonies annuelles la plus apte à donner un nouvel élan au cœur des hommes.
Dans son imagination défilaient d’innombrables groupes, à l’air animé ou joyeux, mais dont nul ne se détachait pour le prendre par le bras et l’entraîner dans la ronde. Conscient de n’être qu’un exclu, que nul ne conviait au festin, il évitait toutes les occasions d’ivresse, comme si l’ivresse lui était formellement interdite. En dehors des péripéties ordinaires de sa vie en compagnie d’Oyone, il ne pouvait rien espérer. Le calme solitaire de cette soirée de réveillon, où il gardait la maison en l’absence de sa femme, était bien à l’image de la réalité ordinaire de sa vie. (p. 166)
*
Sôsuke avait horreur des relations mondaines, et évitait de se montrer dans les réunions, sauf s’il y était obligé. Il n’éprouvait pas non plus le besoin de se faire de nombreux amis personnels, d’ailleurs, il n’avait pas le temps de rendre visite aux gens. (p. 171)
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Finalement leur foi, qui n’avait pour objet ni les dieux ni les bouddhas, s’exerçait symboliquement sur leur personnes réciproques. Peu à peu ils en vinrent à former un cercle parfait, dans les bras l’un de l’autre. Leur vie était triste, mais tranquille. Ils goûtaient une sorte de douce mélancolie dans cette paisible tristesse. Etrangers à la littérature comme à la philosophie, l’état de leurs connaissances ne leur permettait pas de se rendre pleinement compte de leur situation, et tout en goûtant cette mélancolie, ils l’éprouvaient de façon bien plus pure que n’eussent pu le faire un poète ou un lettré dans les mêmes circonstances. (p. 180-181)
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Etre humain coupé de ses racines, il s’interrogeait en secret sur son avenir, l’angoisse étreignait son cœur, pareil à une épave ballottée par les vagues : qu’allait-il devenir si cette situation se prolongeait ? Jusqu’à ce jour, la conviction que le temps guérit toutes les blessures était restée gravée dans son cœur, en vertu de sa propre expérience. Mais l’avant-veille au soir, tout cela s’était effondré.
Marchant ainsi dans la nuit noire, c’était devant son propre cœur qu’il tentait de fuir. Bien vil lui semblait en effet ce cœur, faible, tourmenté, inquiet, instable et manquant par trop de courage. Sous le poids qui oppressait sa poitrine, il ne songeait qu’à trouver un véritable moyen de se délivrer de ses angoisses, et il avait complètement exclu de ses pensées la véritable cause dont résultaient ces tourments, à savoir sa propre faute, son propre crime. Il avait perdu toute faculté de penser à autrui, dans sa préoccupation égoïste de lui-même. Jusqu’ici il avait parcouru son chemin en endurant son sort avec patience. Il lui fallait maintenant envisager l’existence de façon plus constructive. Mais la façon d’envisager l’existence n’était pas chose à décrire avec des mots ou à concevoir seulement en esprit : il lui fallait le faire en ouvrant son cœur à sa véritable nature. (p. 187-188)
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Ensuite, elle sonna deux coups, qui retentirent tristement. Pendant ce laps de temps, Sôsuke prit la résolution d’avoir une vision de la vie plus vaste et plus généreuse, d’une façon ou d’une autre. (p. 190)
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Il donna alors à Sôsuke des explications générales sur la pratique de la méditation zen : la façon dont le Maître donnait à son disciple un kô-an, la façon dont le disciple devait mâcher et remâcher sans relâche ce kô-an, l’intégrer à son esprit jusqu’à le garder présent matin, midi et soir, bref, toutes sortes de recommandations pour l’instant peu rassurantes aux yeux de Sôsuke. (p. 196)
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S’armant de tout le courage que lui permettait son état actuel, il décida de faire face au kô-an. Où cela le mènerait-il, quel bien en retirerait-il pour son esprit, il l’ignorait. Abusé par la beauté du mot « Illumination », il s’était engagé dans une aventure qui ne convenait guère à sa petite vie ordinaire. Mais, si par hasard cette aventure se voyait couronnée de succès, ne pourrait-il pas échapper enfin à son état de faiblesse et d’incertitude ? Tel était le vain espoir qui le soutenait dans son entreprise. (p. 198)
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Il médita. Mais aussi bien la direction selon laquelle mener sa méditation que la véritable nature de l’objet de sa méditation étaient pour lui choses trop abstraites pour pouvoir s’en saisir. Tout en méditant, il se demandait s’il ne se livrait pas là à d’ineptes singeries. Ce qu’il était en train de faire lui paraissait encore plus hors de propos que de sortir un plan détaillé et rechercher minutieusement les noms de rues et de quartiers au moment d’un incendie.
De nombreuses pensées traversaient son esprit. Elles apparaissaient les unes après les autres, claires ou imprécises, comme des nuages changeants. Il ne savait ni d’ou elles venaient, ni où elles allaient. Simplement, dès que l’une s’effaçait, une autre apparaissait. Elles se succédaient sans répit. Illimitées, innombrables, inépuisables étaient ces pensées qui circulaient à l’intérieur de sa tête ; il ne pouvait ni les arrêter, ni même les interrompre un instant de sa propre volonté, et plus il cherchait à les arrêter, plus elles jaillissaient, intarissablement.
Effrayé, Sôsuke voulut retrouver son moi ordinaire, et fit des yeux le tour de la chambre. Celle-ci, faiblement éclairée, baignait dans une semi-obscurité. Le bâton d’encens planté dans les cendres du brasero n’était encore qu’à moitié consumé. Pour la première fois, Sôsuke prit conscience de l’effrayante lenteur avec laquelle le temps s’écoulait.
Il se remit à méditer. Aussitôt, des pensées, des formes et des couleurs traversèrent à nouveau son esprit. Elles allaient, grouillant comme des fourmis en marche, apparaissant sans cesse les unes après les autres, comme des colonnes de fourmis. Seul son corps était immobile. Son esprit, lui, se mouvait sans cesse, au point que c’en était pénible, douloureux, intolérable.
Puis, à force de rester immobile, ses genoux commencèrent à lui faire mal. Sa colonne vertébrale, qu’il avait maintenue droite, se mit petit à petit à se courber vers l’avant. Il saisit le dessus de son pied gauche à deux mains et le reposa à terre. Il se leva, sans intention parti-culière. Il avait envie d’ouvrir les cloisons, de sortir et de mettre à courir en rond devant la porte du temple.
Devant une nuit si profonde, on ne pouvait imaginer qu’il y eût des êtres alentour, endormis ou veillant. Sôsuke n’eut pas le courage de sortir. Mais l’idée d’être à nouveau tourmenté par les délires de son imagination, dans l’immobilité glaciale, le terrifiait plus encore. (p. 199-200)
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Il lui demanda le titre de cet ouvrage. Il répondait au nom rébarbatif de Traité des murs et des roches. (p. 201)
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Sôsuke ne comprenait pas très bien ce que Gidô voulait dire. Debout devant le jeune bonze au crâne bleuté, il avait l’impression d’être un enfant arriéré. Toute trace de présomption avait déjà disparu de son cœur depuis les jours de Kyôto, et il avait vécu jusqu’à aujourd’hui dans la banalité. Le désir de renommée était on ne peut plus éloigné de son esprit. Il se tenait devant Gidô simplement tel qu’il était. Mais il se voyait obligé de reconnaître qu’il n’était, en plus, qu’un bébé totalement impuissant et dénué de toute intelligence, plus encore que d’ordinaire. C’était pour lui une nouvelle découverte, une découverte de nature à extirper de son cœur les racines du sentiment d’importance que l’on accorde à son ego. (p. 201)
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Il était seulement honteux de la marchandise trompeuse issue de son cerveau qu’il se voyait contraint d’apporter dans cette pièce, comme s’il n’avait à offrir qu’une image peinte au lieu d’un véritable gâteau de riz.
Comme les autres, Sôsuke fit résonner le gong. Mais tout en frappant, il avait conscience de n’avoir acquis aucune des capacités qui lui donnaient le droit de faire résonner ce gong à l’aide du maillet de bois. Il se haïssait profondément, se voyant comme un singe qui accomplirait ce geste simplement par esprit d’imitation. (p. 208)
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Se rendant compte de la paresse dont il avait fait preuve en ne se levant pas au moment où il l’appelait, Sôsuke se fit des réflexions on ne peut plus négatives sur son compte. (p. 210)
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Sôsuke regrettait profondément que ni sa nature ni les circonstances ne le prédisposent à se lancer aveuglément dans un exercice mental aussi violent. Le nombre de jours qui lui restaient à passer dans cette retraite était limité. Son intention avait été de se couper de la façon la plus directe des problèmes complexes de son existence, mais il avait en fait maintenant l’air d’un imbécile, venu stupidement s’égarer dans ce temple perdu dans la montagne. (p. 216)
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— Il y a une parole qui dit : « La voie est proche, et vous la cherchez au loin. » C’est là une grande vérité : ce que vous cherchez est juste sous votre nez, et vous n’y prêtez même pas attention lui dit Gidô d’un air de regret. (p. 217)
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— Le manque de rapidité à la compréhension intuitive est une question de nature, c’est loin d’être une infériorité : certains commencent par faire des progrès rapides, puis ils restent bloqués, tandis qu’il y en a d’autres qui mettent longtemps au début, mais progressent ensuite avec succès. Vous ne devez surtout pas perdre espoir. Ce qui est important, c’est la ferveur. (p. 217)
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Il était venu demander qu’on lui ouvre une porte. Mais le gardien de la porte était resté de l’autre côté, et il avait eu beau frapper, il n’avait même pas daigné montrer son visage. Il avait seulement entendu une voix lui dire :
— Il ne sert à rien de frapper. Ouvre toi-même.
Il s’était demandé comment faire jouer le verrou de cette porte. Il avait clairement réfléchi à trouver un procédé et une méthode pour cela. Mais il n’avait pu trouver la force nécessaire pour les mettre réellement en application. En conséquence, il se trouvait toujours exactement à la même place qu’avant d’avoir commencé à réfléchir à ce problème. Aussi incapable et sans force qu’avant, il était resté abandonné devant les battants clos de cette porte. Jusqu’ici, il avait vécu en s’en remettant à sa seule intelligence. Maintenant il constatait avec amertume que l’intelligence même était cause de sa chute. La simplicité et la naïveté d’un être borné qui n’aurait jamais éprouvé le besoin de choisir ou de délibérer lui parurent alors enviables. Le sommet de la perfection lui sembla être ces hommes et ces femmes emplis de foi qui, oublieux du savoir et sans velléité de réflexion, suivent le chemin de la sainteté. Quant à lui, le destin paraissait le condamner à piétiner longtemps devant cette porte fermée. Il n’y pouvait rien, mais il lui paraissait quand même contradictoire d’avoir pris la peine de marcher jusqu’à cette porte si elle devait rester à jamais infranchissable. Il regarda en arrière : il n’avait pas le courage de rebrousser chemin pour se retrouver au point de départ. Il regarda devant lui : les battants inébranlables de la porte lui cachaient à jamais l’immensité du paysage. Il n’était pas homme à franchir le passage, mais il n’était pas non plus homme à trouver le bonheur en restant seulement devant. Il était l’infortuné condamné à attendre la tombée du jour, recroquevillé au bas de la porte. (p. 218-219)
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— À vrai dire, fit-il remarquer, on ne peut pas réellement considérer comme une chance pour des époux le fait de passer vingt ou trente ans ensemble, jusqu’à être tout couverts de rides. Mais tout est relatif, n’est-ce pas ? (p. 224-225)
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Or, il arrivait qu’un gamin ou un promeneur désœuvré passant par là leur lance des pierres, puis s’en aille non sans avoir massacré sans pitié un nombre incalculable de ces grenouilles amoureuses.
— Ce qu’on appelle un monceau de cadavres ! C’est vraiment triste, si on se dit que toutes ces victimes sont maris et femmes ! Autrement dit, à deux pas de chez nous, se déroulent je ne sais combien de tragédies horribles ! Si on réfléchit à ça, notre sort à nous est bien heureux, non ? Puisque nous n’avons pas à craindre d’avoir le crâne fendu à coups de pierre simplement parce qu’on trouve notre couple laid à regarder. Pas de doute, c’est un grand bonheur de pouvoir rester ensemble sans risque pendant vingt ou trente ans ! (p. 225)
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— Oui, vraiment, nous sommes gâtés. Le printemps est enfin là !
Sôsuke s’était installé sur la véranda pour se couper les ongles.
— Oui, mais l’hiver ne tardera pas à revenir, répondit-il sans lever la tête, en continuant à actionner ses ciseaux. (p. 229)
— Natsume Sōseki, la Porte (trad. Corinne Atlan)