LE MUR

Le père Rivoli a un mur. Ce mur longe une route. Et il est fort délabré. Les pluies et la pioche du cantonnier en ont miné la base ; les pierres, déchaussées, ne tiennent plus guère, et des brèches s’ouvrent. Il est pourtant joli, avec son aspect de vieille ruine. Quelques iris en couronnent le faîte, des linaires, des capillaires, des joubarbes poussent dans les fentes ; quelques pavots, aussi, se pavanent, frêles, entre les interstices des moellons. Mais le père Rivoli n’est pas sensible à la poésie de son mur et, après l’avoir longuement examiné, après avoir fait remuer les pierres branlantes comme les dents de la mâchoire d’un pauvre homme, il se décide enfin à le réparer.

Il n’a pas besoin d’un maçon car il a fait tous les métiers, dans sa vie. Il sait battre le mortier comme il sait raboter une planche, forger un bout de fer, équarrir un chevron. Et puis, le maçon, ça coûte cher et ça n’avance pas dans le travail. Le père Rivoli achète un peu de chaux, un peu de sable, réunit sur la route, au pied de son mur, quelques moellons, trouvés dans son clos, et le voilà qui se met à travailler.

Mais à peine, un matin, a-t-il lancé une demi-truellée de mortier pour boucher le premier trou, et caler la première pierre, que, tout à coup, derrière lui, il s’entend héler d’une voix sévère :

— Eh bien, père Rivoli, qu’est-ce que vous faites là ?

C’est l’agent voyer, en tournée matinale. Il porte sur son dos une carnassière bondée d’instruments de géométrie et, sous son bras, deux nivelettes peintes en blanc et en rouge…

— Ah ! ah ! dit-il de nouveau, après s’être campé, sur la berge, en statue terrible du règlement administratif… Ah ! ah ! à votre âge… on se met encore en contravention ?… Voyons, qu’est-ce que vous faites-là ?

Le père Rivoli s’est détourné et il dit :

— Eh ben… je répare mon mur… Vous voyez qu’il fout le camp de partout…

— Je le vois…, répond l’agent voyer. Mais avez-vous une autorisation ?

Le père Rivoli s’effare et se lève, en maintenant de ses deux mains ses reins raidis.

— Une autorisation, que vous dites ?… Mon mur est-il à moi ?… J’ai t’i besoin d’une autorisation pour faire de mon mur ce qui me plaît… le ficher par terre ou le redresser, si c’est mon idée ?…

— Ne faites-pas le malin, vieux sacripant… Vous savez de quoi il retourne…

— Enfin…, s’obstine le père Rivoli, c’est-i à moi, ce mur, oui ou non ?

— Ce mur est à vous… mais il est sur la route… Et vous n’avez pas le droit de réparer un mur qui est à vous, et qui est sur une route…

— Mais vous voyez bien qu’il ne tient plus debout et que, si je ne le répare pas, il va tomber, comme un homme mort…

— C’est possible… ça ne me regarde pas… Je vous dresse procès-verbal, primo, pour avoir réparé votre mur sans autorisation ; secundo, pour avoir, également sans autorisation, déposé des matériaux sur une voie publique. Vous en avez pour une pièce de cinquante écus d’amende, hé ! hé ! mon père Rivoli… Ça vous apprendra à faire l’ignorant…

Le père Rivoli ouvre, toute grande, sa bouche édentée et noire comme un four… Mais sa stupéfaction est telle qu’il ne peut articuler une seule parole. Ses yeux virent dans leurs orbites ainsi que de minuscules toupies. Au bout d’une minute, il gémit, en empoignant sa casquette, d’un geste de découragement profond :

— Cinquante écus !… Si c’est possible… Jésus Dieu ?

L’agent voyer continue :

— Et ce n’est pas tout… Vous allez réparer votre mur…

— Non, non… je ne le réparerai pas… Il ne vaut pas cinquante écus… Il arrivera ce qui voudra…

— Vous allez réparer votre mur, poursuit le fonctionnaire d’un ton impératif parce qu’il menace ruine, et qu’il endommagerait la route en tombant… Et retenez bien ceci : si votre mur tombait, je vous dresserais un nouveau procès-verbal et vous en auriez, cette fois, pour cent écus d’amende…

Le père Rivoli s’affole :

— Pour cent écus !… Ah ! malheur ! Dans quel temps est-ce que je vivons ?

— Mais auparavant, écoutez-moi bien… Vous allez, sur du papier timbré de douze sous, demander au préfet une autorisation…

— J’sais point écrire…

— Ce n’est point mon affaire… Enfin, voilà… j’ai l’oeil…

Le père Rivoli rentre chez lui. Il ne sait quelle résolution prendre ; mais il sait aussi que l’administration ne badine pas avec les pauvres gens. S’il répare son mur, c’est cinquante écus d’amende ; s’il ne le répare pas, c’est cent écus… On l’oblige à réparer son mur, et on le lui défend en même temps. Dans tous les cas, il est en faute, et il doit payer… Ses idées s’embrouillent. Il a mal à la tête. Et sentant, dans toute leur étendue, son impuissance et sa détresse, il soupire :

— Et le député, l’autre jour, m’a dit que je suis souverain… que rien ne se fait que par moi, et que je fais ce que je veux…

Il va demander son avis à un voisin qui connaît la loi, étant conseiller municipal.

— C’est comme ça, père Rivoli lui dit celui-ci d’un air d’importance. Il faut en passer par là… Et comme vous ne savez point écrire, je veux bien vous obliger de ce petit service… Je vais vous rédiger votre demande…

La demande est partie. Deux mois se passent… Le préfet ne répond pas… Les préfets ne répondent jamais… Ils font des vers, ils flirtent avec les femmes de receveurs d’enregistrement, ou bien ils sont à Paris où ils passent leurs soirées à l’Olympia, aux Ambassadeurs. Chaque semaine, l’agent voyer s’arrête devant la maison du père Rivoli.

— Eh bien… cette autorisation ?

— Rien encore.

— Il faut envoyer une lettre de rappel…

Les lettres de rappel vont rejoindre, dans la tombe des bureaux, parmi d’inviolables poussières, la demande écrite sur papier timbré. Tous les jours, le père Rivoli guette le facteur sur la route. Jamais le facteur ne s’arrête à sa porte. Et les brèches du mur s’agrandissent ; les pierres s’en détachent et roulent sur la berge, le mortier s’effrite, se soulève de plus en plus, car il est venu, pendant ce temps, une forte gelée ; et les plaies gagnent, rongent, de leurs lèpres, ce pauvre mur à demi écroulé.

Une nuit de grand vent, il s’est écroulé, tout à fait. Le père Rivoli a constaté le désastre, le matin, dès l’aurore. Dans sa chute, le mur a entraîné les espaliers du clos qui donnaient de si beaux fruits à l’automne. Et rien ne défend plus la demeure du pauvre homme ; les voleurs et les vagabonds peuvent, à toute minute, entrer, poursuivre les poules, voler les oeufs… Et l’agent voyer est venu, terrible :

— Ah !… vous voyez bien ce que je vous disais… il est tombé, parbleu !… Allons ! je vais vous dresser procès-verbal…

Le père Rivoli pleure :

— C’est-i de ma faute, c’est-i de ma faute ? Puisque vous m’avez empêché de le réparer !

— Allons, allons… après tout, ce n’est pas une grosse affaire… Avec les cinquante écus de la première amende, ça ne vous fera que cent cinquante écus et les frais… Vous pouvez bien payer ça.

Mais le père Rivoli ne peut pas payer ça. Toute sa fortune est dans son clos, et dans ses deux bras qui font vivre son clos de leur continuelle fatigue. Le bonhomme devient sombre… Il ne sort plus de sa maison où, toute la journée, il reste assis, devant l’âtre sans feu, la tête dans ses mains. L’huissier est venu, deux fois. Il a saisi la maison, il a saisi le clos. Dans huit jours, on va vendre tout cela… Alors, un soir, le père Rivoli quitte sa chaise et l’âtre sans feu, redescend au cellier, silencieux, sans lumière… À tâtons, parmi les pipes de cidre vides, et les outils de travail, et les paniers, il cherche une grosse corde qui lui sert à rouler ses fûts de boisson… Et puis il remonte dans son clos.

Au milieu du clos est un grand noyer qui étend ses branches noueuses et solides au-dessus de l’herbe, parmi le ciel que nacrent les premiers rayons de lune. Il attache la corde à une des branches hautes, car il a grimpé dans l’arbre au moyen d’une échelle, et il est monté de fourche en fourche ; puis il noue la corde autour de son cou et se laisse tomber, d’un bloc, dans le vide… La corde en glissant, a crié sur la branche, la branche a fait entendre un léger craquement…

Le lendemain, le facteur apporte l’autorisation du préfet… Il voit le pendu qui se balance, au bout de la corde, dans le clos, parmi les branches de l’arbre où deux oiseaux s’égosillent.

— Octave Mirbeau (1894)