Ces pages que j’écris ne sont point une autobiographie, selon les normes littéraires. Ayant vécu de peu, sans bruit, sans nul événement romanesque, n’ayant commis que des actes incohérents, toujours solitaire, même dans ma famille, même parmi mes amis d’autrefois, même au milieu des foules, un instant coudoyées, je n’ai pas la vanité de penser que ma vie puisse offrir le moindre intérêt, ou le moindre agrément, à être racontée. Je n’attends donc, de ce travail, nulle gloire, nul argent, ni la consolation de songer que je puis émouvoir l’âme d’une dame vieille et riche. Je suis, dans le monde qui m’entoure de son immensité, un trop négligeable atome et personne n’a souci de moi. Et pourquoi, quelqu’un, sur la terre, se préoccuperait-il du silencieux insecte que je suis ? J’ai volontairement ou par surprise, je ne sais, rompu tous les liens qui m’attachaient à la solidarité humaine, j’ai refusé la part d’action, utile ou malfaisante, qui échoit à tout être vivant…
Je n’existe ni en moi, ni dans les autres, ni dans le rythme le plus infime de l’universelle harmonie. Je suis cette chose inconcevable et peut-être unique : rien ! J’ai des bras, l’apparence d’un cerveau, les insignes d’un sexe ; et rien n’est sorti de cela, rien, pas même la mort. Et si la nature m’est si persécutrice, c’est que je tarde trop longtemps, sans doute, à lui restituer ce petit tas de fumier, cette menue pincée de pourriture qui est mon corps, et où tant de formes, charmantes, qui sait ? tant d’organismes curieux, attendent de naître, pour perpétuer la vie, dont réellement je ne fais rien et que, lâchement, j’interromps. Qu’importe donc si j’ai pleuré, si, parfois, j’ai labouré, du soc de mes ongles, ma sanglante poitrine ? Au milieu de l’universelle souffrance, que sont mes pleurs ? Que signifie ma voix, déchirée de sanglots ou de rires, parmi ce grand lamento, qui secoue les mondes, affolés par l’impénétrable énigme de la matière ou de la divinité ? (chapitre VIII)
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J’ai aimé mon père, j’ai aimé ma mère. Je les ai aimés jusque dans leurs ridicules, jusque dans leur malfaisance pour moi. Et à l’heure où je confesse cet acte de foi, depuis qu’ils sont, tous les deux, là-bas, sous l’humble pierre, chairs dissolues et vers grouillants, je les aime, je les chéris plus encore, je les aime et je les chéris de tout le respect que j’ai perdu. Je ne les rends responsables ni des misères qui me vinrent d’eux, ni de la destinée – indicible – que leur parfaite et si honnête inintelligence m’imposa. Ils ont été ce que sont tous les parents, et je ne puis oublier qu’eux-mêmes souffrirent, enfants, sans doute, ce qu’ils m’ont fait souffrir. Legs fatal que nous nous transmettons les uns aux autres, avec une constante et inaltérable vertu. Toute la faute en est à la société, qui n’a rien trouvé de mieux, pour légitimer ses vols et consacrer son suprême pouvoir, surtout, pour contenir l’homme dans un état d’imbécillité complète et de complète servitude, que d’instituer ce mécanisme admirable de gouvernement : la famille.
Tout être à peu près bien constitué naît avec des facultés dominantes, des forces individuelles, qui correspondent exactement à un besoin ou à un agrément de la vie. Au lieu de veiller à leur développement, dans un sens normal, la famille a bien vite fait de les déprimer et de les anéantir. Elle ne produit que des déclassés, des révoltés, des déséquilibrés, des malheureux, en les rejetant, avec un merveilleux instinct, hors de leur moi ; en leur imposant, de par son autorité légale, des goûts, des fonctions, des actions qui ne sont pas les leurs, et qui deviennent non plus une joie, ce qu’ils devraient être, mais un intolérable supplice. Combien rencontrez-vous dans la vie de gens adéquats à eux-mêmes ? (chapitre VIII)
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Je sortis du collège, dépourvu de tout, et discipliné à souhait. À force d’être rebuté, j’avais perdu le goût de la recherche et la faculté de l’émotion. Mes étonnements, mes enthousiasmes devant la nature, qui avaient, un moment, soutenu mon intellect à une hauteur convenable, qui m’avaient préservé des bassesses contagieuses, où croupissaient mes sœurs, étaient tombés. Je n’avais plus de désirs, d’inspirations, vers les grandes choses, j’étais mûr pour faire un soldat, un notaire, ou tel fonctionnaire larveux qu’il plairait à mon père que je fusse… (chapitre IX)
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Des canards sauvages volent par bandes symétriques, tournoient, en sifflant, dans le ciel bas, d’un bleu sombre, au-dessus de la brume, d’un bleu qui a des reflets louches de métal, et j’ai vu passer un cygne blanc et sanglant, qui s’est abattu dans l’île, là-bas, derrière les peupliers. Ah ! qu’il était blanc sur le bleu mortuaire, qu’il était rouge aussi ! Pourquoi l’ont-ils tué ? L’homme ne peut souffrir que quelque chose de beau et de pur, quelque chose qui a des ailes, passe au-dessus de lui. Il a la haine de ce qui vole, et de ce qui chante. Il m’a semblé que ce cygne, c’était l’image même de mon rêve, et mon rêve est mort.
Autour de soi, de partout, on entend des coups de fusil ; – au-dessus de soi, de partout, on entend comme des plaintes, comme des cris. Le ciel est plein d’agonies, comme la terre. (chapitre X)
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J’étais naturellement gauche et irrésolu. La moindre difficulté me trouvait toujours désarmé, ignorant de ce qu’il fallait faire, tremblant à l’idée de faire quelque chose. En face de cette nécessité d’agir que me commandait l’affreuse réalité, mon embarras fut extrême. Je ne pouvais me décider à prendre un parti, à accepter la plus petite responsabilité dans tout cela. Un moment, comprenant que je ne me débrouillerais pas au milieu de tous les détails des obsèques, des lettres à écrire, des mille obligations différentes et pénibles où vous met un événement de cette nature, je songeai à me tuer. Je ne voyais pas d’autre moyen de sortir d’embarras.
Et puis, qu’allais-je devenir, maintenant, si seul ? Comment vivrais-je dans cette ombre où la mort m’avait, tout d’un coup, plongé ? Bien souvent, j’avais rêvé la solitude, j’avais souhaité d’être libre de moi-même. Et voilà que cette solitude et cette liberté m’effrayaient comme une prison… Je n’avais même plus la sensation du sol, sous mes pieds… Un grand vide peuplé d’étranges et cruels fantômes m’entourait… Mieux valait mourir. (chapitre XII)
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Je signai ce papier, je les signai tous. Et j’eus, à me dépouiller, une joie violente. Il me sembla que de ne pas « posséder » cela me rendrait l’âme plus légère. Au soulagement que j’éprouvai, l’amour de la propriété m’apparut comme un crime ; et je vis, plus nettement encore, ce que j’avais vu, tant de fois, durant les longs mois passés à l’étude du notaire, les hideuses déformations que ce sentiment met sur le visage des hommes, les lueurs farouches dont il emplit leurs regards. (chapitre XIII)
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Oui, qu’allais-je devenir ?
Doute terrible ! Effrayant point d’interrogation !
J’étais incapable d’entreprendre quoi que ce soit. Ma faiblesse physique, et aussi les préjugés d’une éducation ridicule m’éloignaient de tout métier manuel. Mon ignorance de toutes choses, soigneusement entretenue, m’interdisait ce que, par un dérisoire euphémisme, on appelle les carrières libérales, et j’avais un instinctif, un invincible dégoût pour les professions judiciaires, gabellaires, administratives, qui me semblaient odieuses et déshonorantes, en ce sens qu’elles consacraient la servitude de l’homme, et officialisaient son parasitisme. D’ailleurs, autour de moi, personne pour m’y pousser.
Rester au pays ? Je n’en gardais que de tristes souvenirs. Tout m’y était devenu intolérable, même les paysages les mieux aimés, qui se couvraient aujourd’hui d’un voile de douleur. Et qu’y faire ? Dormir dans la paresse, comme une larve sous sa pierre ? Mieux eût valu mourir tout de suite. Car c’est la mort que je voyais toujours, au bout de ces réflexions. Elle était la solution nécessaire, implacable, et presque désirée de ce problème, insoluble, de vivre.
Je comprenais, obscurément, que l’homme est fait pour agir, pour créer, qu’il possède un cerveau pour concevoir des formes de vie, des énergies musculaires pour les réaliser et les transmettre. Bien que je ne connusse rien au mécanisme mondial, pas plus qu’au machinisme social, je sentais que tous les êtres, sous peine de déchéance et de mort, doivent obéir à cette loi suprême, à cette loi génératrice du mouvement : le travail. Mais l’autorité paternelle, en me gorgeant de mensonges, avait détruit le peu de conscience individuelle qui était en moi jadis ; elle avait étouffé les aspirations spontanées qui avaient élevé, un moment, mon esprit vers la conquête des choses ; le peu d’amour qui m’avait conduit à trouver désirable et belle la possession, ou plutôt, la recherche des mystères qui sont dans la terre et dans le ciel.
J’essayai de rallumer les enthousiasmes éteints. Mais il n’y avait plus en moi que des cendres froides. Et je sentis passer sur ma nuque le vent glacé du néant.
Qu’on me comprenne bien : ce que je voulais, à cet instant, ce n’était pas gagner de l’argent. De l’argent, j’en avais assez pour vivre, ou du moins pour ne pas mourir de faim. Nul désir de lucre n’entrait en mon âme, je le jure. C’était agir que je voulais, c’était utiliser mes bras que je voulais, et les battements de mes veines et les ondées chaudes de mon cerveau pour une œuvre, mais quelle œuvre ? Rien de ce qui m’avait passionné autrefois ne correspondait plus à une forme de l’activité humaine. Et devant la terreur de vivre, j’étais comme un enfant débile, en face d’un gros bloc de pierre qui barre sa route, et qu’il ne peut remuer.
Depuis, j’ai souvent pensé à ces choses, souvent, j’ai réfléchi aux presque insurmontables difficultés qu’un jeune homme trouve, dans la vie, à exercer ses facultés, selon leur naturelle impulsion. Elles sont effroyablement logiques, ces difficultés, elles tiennent, comme le mensonge, à cette harmonie universelle du mal qu’on appelle : la société. La société s’édifie toute sur ce fait : l’écrasement de l’individu. Ses institutions, ses lois, ses simples coutumes, elle ne les accumule autant, elle ne les rend aussi formidables que pour cette tâche criminelle : tuer l’individu dans l’homme, substituer à l’individu, c’est-à-dire à la liberté et à la révolte, une chose inerte, passive, improductive. Et j’admire qu’il y ait eu, et qu’il y ait encore des êtres assez forts, pour avoir résisté à cette lourde pesée ! Quelle énergie ! Quelle volonté ! quelle ténacité puissante, ou quelle inconcevable chance, afin de pouvoir ainsi survivre à la mort, et de montrer au monde consterné la face miraculeuse et vivante du génie ! (chapitre XIV)
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Je ne voyais que l’incohérence, le déséquilibre de ces imaginations excessives ; et j’étais incapable – trop neuf aux émotions esthétiques – d’en goûter la beauté picturale et la grandeur décorative. Je répondais, timidement, d’une voix tremblée :
— C’est bien beau… Mais cela m’effraie un peu… Sans doute que je n’y connais rien… Mais je trouve ça exagéré… un peu.
Exagéré ! Un mot qui me revenait de mon père, dont c’était l’habitude de juger ainsi les choses qui contenaient une parcelle d’émotion, un frisson de vie, une lueur de pensée, une pulsation d’amour.
Alors, à ce mot, Lucien s’emportait.
— Exagéré… mais l’art, imbécile, c’est une exagération… L’exagération, c’est une façon de sentir, de comprendre… C’est… c’est… chaque chose, chaque être… chaque ligne… tout ce que tu vois… contient un caractère latent, une beauté souvent invisible… Eh bien… l’art !… exagéré… Tu es un idiot… c’est ignoble !… Voilà ce que c’est !… c’est rien !… Et je suis une brute !… allons dîner !…
Et d’un geste violent, il retournait sa toile contre le chevalet, quand il ne la crevait pas, d’un coup de poing furieux. (chapitre XV)
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— Eh bien, mon garçon… sais-tu à quoi je pense ?
— Non, Lucien…
— Eh bien, mon garçon… je pense que nous crevons de ça… Si habitué que je fusse aux aigres paroles de mon ami, je levai la tête, vers lui, avec, dans les yeux, un point d’interrogation inquiet.
— Ça quoi ? dis-je… Que dis-tu ?
— Je dis, la Ville !… prononça Lucien, qui décrivit, dans l’air, un geste, dont l’amplitude embrassa Paris tout entier.
La Seine chantait doucement, autour des piles du pont; l’appel lointain d’une trompette de tramway vint mourir entre les parapets…
— Pourquoi dis-tu ça, Lucien ?
— Parce qu’il faut que Paris saute… Parce qu’il faut que toutes les villes sautent…
— Pourquoi dis-tu ça, Lucien ? répétai-je.
— Parce que je ne suis pas heureux !… Es-tu heureux, toi ?… Et crois-tu qu’ils sont heureux les deux millions d’êtres qui sont ici, et qui vont, on ne sait où, et qui veulent on ne sait quoi ?… Et il n’y aura un bel art, c’est-à-dire une belle vie, car tout se tient… que lorsque Paris ne sera plus…
Il se redressa, tourna le dos au fleuve, et s’asseyant sur la pierre, il posa ses mains sur mon épaule…
—Tout ce qu’il y a de fort, tout ce qu’il y a de bon, Paris l’appelle et le dévore… Des meilleurs, Paris ne fait que des fous ou des crapules… Moi, je sens que je deviens fou, ici… Paris me mange le cerveau, me mange le cœur, me rompt les bras… On ne sera heureux que lorsqu’il n’y aura plus que des champs, des plaines, des forêts…
Lucien était incapable de suivre longtemps un raisonnement. Il passait d’une idée à une autre, sans ménagement, avec une rapidité qui rendait souvent ses conversations difficiles à comprendre. Ou bien ses idées ne s’associaient qu’au moyen d’ellipses qui m’en cachaient le lien intérieur. Il me demanda tout à coup :
— Est-ce que je t’ai montré mon étude : Le Fumier ?
— Non !
— Comment, je ne t’ai pas montré ça ?… Ce n’est rien… C’est tout simplement un champ, à l’automne, au moment des labours, et au milieu, un gros tas de fumier… Eh bien ! mon garçon, quand j’ai peint ça… je me rappelle… Ah! nom d’un chien !… As-tu quelquefois regardé du fumier ?… C’est d’un mystère ! Figure-toi… un tas d’ordures, d’abord, avec des machines… et puis, quand on cligne de l’œil, voilà que le tas s’anime, grandit, se soulève, grouille, devient vivant… et de combien de vies ?… Des formes apparaissent, des formes de fleurs, d’êtres, qui brisent la coque de leur embryon… C’est une folie de germination merveilleuse, une féerie de flores, de faunes, de chevelures, un éclatement de vie splendide !… J’ai essayé de rendre ça, dans le sentiment… mais va te faire fiche !… Eh bien ! vois-tu, j’ai besoin de revoir du fumier… de la terre, des mottes de terre, hein ?… Je vais partir, demain… pour un mois, pour deux mois… Je vais aller je ne sais où… très loin, peut-être… (chapitre XVII)
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Et c’est comme ça toujours. L’homme n’a pas le droit de marcher vers la joie, d’étreindre le bonheur, de penser, d’imaginer, de créer, de sentir même. C’est épouvantable quand on y réfléchit… Dès que l’homme s’éveille à la conscience, dès qu’il reconnaît qu’il a des jambes et qu’il veut marcher vers quelque part, l’État arrive et lui brise les jambes d’un coup de bâton. Mais l’homme a des bras, s’il ne peut plus marcher, il peut étreindre quelque chose. Alors l’État revient et lui brise les bras d’un coup de bâton. L’homme gît à terre. Mais il a un cerveau qui le rend toujours redoutable, car il peut penser, il peut rêver, là germe et florit l’idée de la rédemption humaine, là s’épanouit la fleur sublime de la révolte. Alors l’État revient une troisième fois, fend, d’un coup de maillet, le crâne de l’homme, et lui dit : « Maintenant, tu es un bon citoyen. » (chapitre XX)
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— Eh bien ! quoi ! fit Lucien ! De l’orgueil !… C’est complet ! Ah ! pauvre petit imbécile! Mais imprègne-toi de ceci, que l’art n’est pas fait pour établir que deux et deux font quatre… L’art n’est fait que pour aller chercher la beauté cachée sous les choses… À quoi bon écrire ce que tout le monde sait !… Le premier huissier et le premier vaudevilliste venus seront, sous ce rapport, toujours plus forts que toi !… Sois obscur, nom d’un chien ! L’obscurité est la parure suprême de l’art… C’est sa dignité aussi !… Il n’y a que les mufles et les professeurs qui écrivent clairement ! C’est qu’ils n’ont jamais senti que tout est mystère, et que le mystère ne s’exprime pas comme un calembour ou comme un contrat de mariage… Est-ce que la nature est claire ?… Il est temps que tu viennes sur mon pic et que tu interroges le ciel !… C’est là qu’est la vérité et la beauté… (XXIV)
— Octave Mirbeau, Dans le ciel