Si le voyageur a achevé un taureau en se rendant au village, il est de son devoir de le signaler au village, là-dessus un groupe d’hommes se constituera et se mettra en route vers l’endroit indiqué pour ramener le monstre au village.
Ensuite le taureau sera embroché et rôti sur la place du village.
Chacun recevra son morceau de viande rôtie. On en donnera même au voyageur.
Les testicules de l’animal cependant sont réservés au maire, on les donne toujours à sa bonne qui à son tour les apporte à la cuisine de la mairie, les donne à la cuisinière du maire qui les fait revenir dans la graisse chaude en y ajoutant des herbes rares et les met dans l’assiette du maire.
Le maire, après avoir ingurgité les couilles du taureau, se rend sur la place du village où l’on fait tourner sur le feu ce qui reste du taureau embroché.
Habituellement le maire se joint toujours aux villageois pour partager avec eux un morceau de viande. On raconte pourtant que le maire a contracté cette habitude pour des raisons d’ordre psychologique plutôt que gastronomique, que le repas au milieu de la population lui permet de soigner une certaine popularité. Durant le festin on se penche sur les problèmes du village. Le maire apprend les problèmes du village par la bouche de ses administrés et agit en conséquence. On prétend que c’est de la psychologie et on le dit fin psychologue. Il peaufine son affabilité, dit-on. Certains chuchotent en secret que, dans sa jeunesse en ville, il a fait des études de philosophie économique pendant deux semestres, ce qui l’aurait complètement abruti. Mais on n’en est pas vraiment sûr. Il se pourrait aussi qu’on fasse courir ce genre de bruit pour que personne n’y croie. La discussion est ouverte : le maire est-il un abruti, oui ou non ?
Les uns disent que oui. Le seul fait qu’on cherche à le cacher en faisant courir ce bruit dont le seul but est que personne ne marche, que personne n’y croie, en est une preuve suffisante. C’est par ce biais qu’on cherche à cacher que le maire est devenu un abruti, car, prétendent les partisans de son abrutissement, et ils n’ont pas tout à fait tort, seule une vérité incroyable peut à son tour rendre incroyable une autre vérité incroyable ; ce sont en général les intellectuels du village qui tiennent ce genre de discours ;
les autres disent que non, impossible que le maire soit un abruti, cette rumeur n’est qu’une machination malveillante de ceux qui veulent lui nuire, parce qu’ils lui envient son honorable fonction et qu’ils ne veulent pas le créditer de tout le bien qu’il fait au village.
Mais on n’en discute pas volontiers, seulement en cachette, en catimini et toujours derrière les murs protecteurs des granges. Car la politique a toujours été un sujet brulant, ce qu’on sait même au village.
Une fois ingurgités ses deux morceaux de taureau rôti, le maire quitte ses administrés et se retire dans sa mairie. Avant de disparaitre derrière la porte de la mairie, il lève la main droite pour saluer et adresse un sourire aux villageois.
Puis le portail de la mairie se referme sur lui.
Les villageois mangent alors ce qui reste du taureau.
Une fois le festin fini, même les chats et les chiens reçoivent leur part. Ensuite on enterre le squelette de l’animal au nord du village, derrière le mur du cimetière.
Le lendemain sur la place du village, tu vois des cercles noirs sur les pavés de calcaire blanc, des traces de charbon de bois, dans l’air flotte encore l’odeur du bois brulé, du suif brulé, et l’odeur de tannerie ; les peaux sont tendues dans les cours pour le séchage et battent au vent.
— Gert Jonke, Roman géométrique de terroir