La vieillesse est un naufrage, on le sait bien. Je n’en suis pas encore là, mais j’y arrive. Je le sens dans les jointures. Et aussi à la façon dont les autres, les plus jeunes, me regardent dans la rue.
— Dan Franck, la Société
La vieillesse est un naufrage, on le sait bien. Je n’en suis pas encore là, mais j’y arrive. Je le sens dans les jointures. Et aussi à la façon dont les autres, les plus jeunes, me regardent dans la rue.
— Dan Franck, la Société
J’avais à marcher. Lorsque le soir approche, la panique me gagne. J’éloigne ses assauts en posant un pied devant l’autre, peu importe où du moment que cette activité occupe mon esprit. Je suis sensible aux couleurs du jour. Le gris cendré des fins d’après-midi provoque en moi un besoin de confort et d’affection que nul ne me donne plus. L’été, je m’en sors mieux. Je rentre plus tard. Je pourrais presque dormir dehors. Le pire, ce sont les tombées du jour du mois de novembre, quand le froid, l’ombre et l’humide poussent au repli sur soi, dans la chaleur cotonneuse d’un foyer. Je pourrais considérer comme tel mon local à vélos. Hélas, malgré tous les efforts déployés par un imaginaire en quête d’une chaude affection, je n’y suis jamais parvenu. Cet endroit n’est qu’un sac dans lequel je me coule faute d’avoir trouvé plus avantageux.
— Dan Franck, la Société
La Cité est composée de six zones.
Au sud, la Zone 1. Au nord de la Zone 1, la Zone 2, puis la Zone 3 et, à l’extrémité nord de la Cité, la Zone d’or.
À l’est, les Zones d’industrie. À l’ouest, les Zones de culture et d’élevage. Elles soutiennent la Cité, comme deux piliers, mais la Cité vit du nord au sud – aucun citoyen n’est admis dans les Zones d’industrie et de culture et d’élevage.
Ailleurs, il n’y a que la non-zone.
Ce qu’il y a dans la non-zone, nul ne le sait. Rien, probablement. Ou le chaos, la désolation, la non-vie. Il faudrait demander aux bannis. Mais les bannis ne reviennent jamais dans la Cité. Et c’est juste : ils n’y ont plus leur place.
Le monde est la Cité, et la Cité est le monde. Et son âme est le travail.
Sans travail, nous n’existons pas.
— Karim Berrouka, « Nous vivons tous dans un monde meilleur », Au bal des actifs. Demain le travail
Il souhaitait être enterré très précisément au cimetière du Montparnasse, il avait même acheté à l’avance la concession, une concession simple, trentenaire, qui se trouvait par hasard situé à quelques mètres de celle d’Emmanuel Bove.
— Michel Houellebecq, la Carte et le Territoire
Tout à coup, il eut un profond dégoût pour lui-même. Le nombre infini des êtres vivants le découragea.
— Emmanuel Bove, l’Amour de Pierre Neuhart
Le besoin de paix qu’elle éprouvait avait pris tournure de maladie. Le moindre bruit, la moindre complication, la moindre entorse aux habitudes quotidiennes, la plongeaient dans une telle surexcitation qu’elle se révoltait, elle qui passait pour la douceur même. Elle perdait alors la maîtrise d’elle-même et l’envie de jeter dans la rue tout ce qu’elle possédait se faisait plus impérieuse, car, dès que quelque chose ne se passait pas comme elle le désirait, elle parlait de défenestration.
— Emmanuel Bove, l’Amour de Pierre Neuhart
Les trois auteurs, deux femmes et un homme, tous professeurs d’astronomie, affirment, avançant des arguments aussi déplaisants que convaincants, que l’humanité a toujours été enchainée à des conceptions du monde totalement erronées. En d’autres termes, l’Homme n’a jamais depuis le début de son histoire eu une image réaliste de son environnement puisqu’il a toujours été abusé par ses idées reçues. Ces dernières ont certes évolué, elles se sont transformées, mais toutes présentent un point commun : elles sont fausses et le monde dans lequel l’être humain s’imagine vivre depuis toujours n’a simplement jamais existé.
Il y a cinq siècles, expliquent les auteurs, notre planète était au centre de tout et l’Univers se résumait au système solaire. De cette conception inébranlable ont découlé la prédominance de l’Homme et de notre Terre. Peu à peu, la science a progressé et il y a environ un siècle, les plus grands savants s’accordaient tous à dire que le système solaire n’était qu’un fragment d’une gigantesque galaxie, et que cette galaxie était l’Univers lui-même. Plusieurs décennies ont passé, les connaissances et la technologie ont progressé à grands pas et nous avons découvert que notre Voie lactée n’est qu’une simple galaxie parmi des milliers d’autres – ce qui augmente d’autant la taille de l’Univers.
Notre conception du monde découle de ces connaissances depuis des dizaines d’années.
Mais aujourd’hui, des indices concordants s’accumulent, laissant présager que ce que nous envisagions comme un infini n’est rien de plus qu’un univers parmi une infinité d’autres. Notre univers qui, hier encore, était une immensité incommensurable et dont on pensait qu’il abritait à la fois Dieu et l’éternité, n’est en fin de compte qu’un simple avatar parmi des centaines voire des milliers d’autres. Ce qui était naguère infiniment grand se résume désormais à un infime fragment appartenant à un puzzle gigantesque et énigmatique. Histoire de couronner cette incertitude et de souligner un peu plus encore notre ignorance, notons que nous ne savons absolument pas à quoi
ressemblent ces autres univers. Personne n’a la moindre idée de leur emplacement, nul n’est capable de dire s’ils obéissent aux mêmes lois que le nôtre, s’ils sont reliés par des points de contact, s’ils l’ont été à un moment ou à un autre, ni ce que ces éventuels points de contact, proximités ou collisions risquent d’engendrer – et pour finir, on ignore s’il est possible de voyager de l’un à l’autre :
“S’agissant des questions ontologiques fondamentales, malgré toutes les prouesses que nous avons accomplies et la rapidité fulgurante avec laquelle les sciences ont évolué ces dernières décennies, nous sommes encore aujourd’hui pour ainsi dire des hommes des cavernes qui passent leurs soirées à se réchauffer devant l’âtre de leur cheminée et contemplent la voûte céleste étoilée sans avoir la moindre idée de ce que représente cette multitude de points lumineux. Tout indique désormais qu’il existe une infinité d’univers, et qu’il est donc impossible pour l’esprit humain de comprendre les lois les plus fondamentales qui régissent l’existence. Ainsi, on peut imaginer que certains univers se reflètent les uns les autres, mais ils le font sans doute de manière extrêmement surprenante, pour ne pas dire à la lisière du fantastique. Par exemple, il n’est pas impossible que vous soyez simultanément présent dans plusieurs dimensions, au sein d’environnements divers obéissant à des lois différentes. Vous êtes toujours vous bien qu’entièrement dissemblable. En d’autres termes, la question Qui suis-je, cette interrogation vieille comme le monde, est désormais tellement immense qu’y répondre est pratiquement voué à l’échec.”
— Jón Kalman Stefánsson, Ton absence n’est que ténèbres (trad. Éric Boury)
L’humanité, les exemples le prouvent, a été menée à la ruine, au sang, à l’ordure, par ceux qui se sont enthousiasmés pour la cause publique, qui ont pris au sérieux leur mission, qui avec ardeur, avec probité, ont veillé, alors que ses bienfaiteurs ont été ceux qui ne se sont occupés que de leurs propres affaires, qui ont failli à leur devoir, les indifférents, les dormeurs. Le mal n’est pas que le monde soit gouverné avec si peu de sagesse. Le mal est que, si peu que ce soit, il soit gouverné.
— Dezső Kosztolányi, « Le président », le Traducteur cleptomane et autres histoires (trad. Ádám Péter et Maurice Regnaut)
Les amis de Carver, trop nombreux pour qu’on puisse tous les citer, continuent de refléter son image dans leur travail et de raconter la légende de Ray l’espiègle. Certains d’entre eux sont devenus d’éminentes figures du monde des lettres, couverts des honneurs que Carver reçut lui-même à la fin de sa vie. La plupart, toutefois, sont demeurés dans l’ombre, penchés sur leur bureau, auteurs connus, inconnus, voire oubliés, qui tous croient avec ferveur que la littérature, la poésie sont assez puissantes pour animer nos vies solitaires, et qui poursuivent leur œuvre, sans se soucier des caprices de la fortune qui favorise si peu d’entre eux.
— Carol Sklenicka, Raymond Carver. Une vie d’écrivain (trad. Carine Chichereau)
Your job needs you, not the other way around.
— Severance, saison 1, épisode 4.
— Ann Williams, “Grande forme by Renaud Jean (review)”, The French Review, Johns Hopkins University Press, Volume 95, Number 3, March 2022.
La langue française m’a apaisé comme une camisole de force calme un fou.
— Emil Cioran, Entretiens
Car un auteur aimé vous amène vers ses livres aimés, lesquels vous amènent vers d’autres livres aimés, et ainsi infiniment jusqu’à la fin des jours, formant ce livre immense, inépuisable, toujours inachevé, qui est en nous comme un cœur vivant, immatériel mais vivant.
— Lydie Salvayre, 7 femmes
Et cette attente nous rend tous fous, on attend et attend, on fait ceci ou cela pour tuer le temps mais l’important, le principal doit encore arriver. Et le temps passe et rien ne vient et nous devenons fous.
— Eduard von Keyserling, Maisons du soir (trad. Jacqueline Chambon)
LA DÉGRADATION PAR LE TRAVAIL
Les hommes travaillent généralement trop pour pouvoir encore rester eux-mêmes. Le travail : une malédiction, que l’homme a transformée en volupté. Œuvrer de toutes ses forces pour le seul amour du travail, tirer de la joie d’un effort qui ne mène qu’à des accomplissements sans valeur, estimer qu’on ne peut se réaliser autrement que par le labeur incessant – voilà une chose révoltante et incompréhensible. Le travail permanent et soutenu abrutit, banalise et rend impersonnel. Le centre d’intérêt de l’individu se déplace de son milieu subjectif vers une fade objectivité ; l’homme se désintéresse alors de son propre destin, de son évolution intérieure, pour s’attacher à n’importe quoi : l’œuvre véritable, qui devrait être une activité de permanente transfiguration, est devenue un moyen d’extériorisation qui lui fait quitter l’intime de son être. Il est significatif que le travail en soit venu à désigner une activité purement extérieure : aussi l’homme ne s’y réalise-t-il pas – il réalise. Que chacun doive exercer une activité et adopter un style de vie qui, dans la plupart des cas, ne lui convient pas, illustre cette tendance à l’abrutissement par le travail. L’homme voit dans l’ensemble des formes du travail un bénéfice considérable ; mais la frénésie du labeur témoigne, chez lui, d’un penchant au mal. Dans le travail, l’homme s’oublie lui-même ; cela ne débouche cependant pas sur une douce naïveté, mais sur un état voisin de l’imbécillité. Le travail a transformé le sujet humain en objet, et a fait de l’homme une bête qui a eu le tort de trahir ses origines. Au lieu de vivre pour lui-même – non dans le sens de l’égoïsme, mais vers l’épanouissement –, l’homme s’est fait l’esclave pitoyable et impuissant de la réalité extérieure. Où trouver l’extase, la vision et l’exaltation ? Où est-elle la folie suprême, la volupté authentique du mal ? La volupté négative qu’on retrouve dans le culte du travail tient plutôt à la misère et à la platitude, à une mesquinerie détestable. Pourquoi les hommes ne décideraient-ils pas brusquement d’en finir avec leur labeur pour entamer un nouveau travail, sans nulle ressemblance avec celui auquel ils se sont vainement consacrés jusqu’à présent ? N’est-ce pas assez que d’avoir la conscience subjective de l’éternité ? Si l’activité frénétique, le travail ininterrompu et la trépidation ont bien détruit quelque chose, ce ne peut être que le sens de l’éternité, dont le travail est la négation. Plus la poursuite des biens temporels, plus le labeur quotidien augmentent, plus l’éternité devient un bien éloigné, inaccessible. De là dérivent les perspectives si bornées des esprits trop entreprenants, la platitude de leur pensée et de leurs actes. Et, bien que je n’oppose au travail ni la contemplation passive ni la rêverie floue, mais une transfiguration hélas irréalisable, je préfère néanmoins une paresse compréhensive à une activité frénétique et intolérante. Pour éveiller le monde, il faut exalter la paresse. C’est que le paresseux a infiniment plus de sens métaphysique que l’agité.
— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir (trad. André Vornic)