Les appartements vides sont une reproduction exacte de l’idée que je me fais de la mort.
— Gilles Archambault, Doux Dément
Les appartements vides sont une reproduction exacte de l’idée que je me fais de la mort.
— Gilles Archambault, Doux Dément
Cet après-midi, j’ai failli perdre l’équilibre en me levant trop brusquement après ma sieste. Heureusement, j’ai pu m’agripper à la bibliothèque dans laquelle je range mes Pléiades, que pour la plupart j’ai à peine feuilletées. Qu’est-ce qui m’arriverait si je m’évanouissais ? Il faudrait que je puisse réclamer de l’aide. Je devrais faire l’acquisition d’un iPhone ou d’un appareil sans fil, mais je ne m’y résous pas. Adrian me rappelait la semaine dernière qu’il y a aussi la solution de ces bracelets électroniques qui vous relient au monde extérieur.
— Gilles Archambault, Doux Dément
Je ne pense sans doute pas comme il faut, mais chez moi les mots et les idées ne se présentent jamais séparément ; je n’ai jamais, avant d’écrire, une idée, même floue, même incomplète, de ce que je m’apprête à dire. L’idée apparaît après, une fois que les mots l’ont incarnée. Pour être tout à fait exacte, elle naît probablement en même temps que les mots qui la nomment et sans lesquels elle ne prendrait jamais corps, mais je n’ai pas réellement conscience de participer ni même d’assister à cette naissance, je ne peux que la constater a posteriori, parfois avec une légère surprise, comme si cette idée avait été énoncée par quelqu’un d’autre. Il n’y a pas d’abord une abstraction que le langage viendrait rendre visible ou intelligible ; c’est le langage même qui pense.
— Dominique Fortier, Quand viendra l’aube
I have learned that looking at an upland plover or sandhill crane is more interesting than reading the best book review I’ve ever received. I’ve learned that I can maintain my sense of the sacredness of existence only by understanding my own limitations and losing my self-importance. I’ve learned you can’t comprehend another culture unless you can stop your moment-by-moment mental defense of your own. As the Sioux used to say, “Take courage, the earth is all that lasts.”
— Jim Harrison, Off to the Side. A Memoir
Pour moi une chambre, à une certaine époque, c’était tout dire. Une chambre pour moi seul.
Oui, ce devait être cela. Une chambre, c’était être à l’abri. Être préservé. Être à l’écart. Séparé des autres, des gêneurs. Rentré en soi. C’était le secret, le retour au recueillement, la vie individuelle, le ravitaillement psychique, le lieu qui rend possible l’introspection, la séparation d’avec le bruit de la ville, et d’avec le bruissement de la nature (excessive elle aussi), c’était le refuge, le refus et tout ce grâce à quoi l’enfant prodigue ne reviendra jamais au foyer. (p. 46)
*
Dans une perspective différente, la chambre montre le manque de partage. Elle est même là pour attirer l’attention sur ce manque, prétendra quelqu’un. Voire. Disons plus simplement qu’elle est en rapport avec le manque de partage, avec la méfiance envers les autres et le souci de préservation personnelle. Son image est présente chez un homme qui sent mieux le retiré, le secret, la retraite, les lieux d’étude, la méditation, un homme pour qui le mot « seul » est plus parlant que le mot « mutuel » et bien, bien plus que le mot « familial », et à qui le remaniement intérieur dit quelque chose, et les ambitions extérieures peu de choses. Cela s’applique à quelqu’un de pas spécialement tourné vers la communication directe, qui, dès qu’il est sorti un peu, a besoin de se reprendre, de se ressaisir, à l’écart de toute compagnie même la meilleure, surtout de se trouver hors des lieux ouverts, des réunions, des manifestations de groupe. (p. 47)
— Henri Michaux, Façons d’endormi, façons d’éveillé
TU VERRAS, TU SERAS BIEN
J’aurais bien voulu te prendre
Avec nous comme autrefois
Mais Suzy m’a fait comprendre
Qu’on est un peu à l’étroit
Il faut être raisonnable
Tu ne peux plus vivre ainsi
Seule si tu tombais malade
On se ferait trop de souci
Tu verras, tu seras bien
On va trier tes affaires
Les photos auxquelles tu tiens
Celles de papa militaire
Des enfants et des cousins
C’est drôle qu’une vie entière
Puisse tenir dans la main
Avec d’autres pensionnaires
Vous en parlerez sans fin
Tu verras, tu seras bien
Oui je vois le chat s’agite
On ne trompe pas son instinct
Mais il oubliera très vite
Dès qu’il sera chez les voisins
Tu n’auras plus de courses à faire
De ménage quotidien
Plus de feu en plein hiver
Te n’auras plus souci de rien
Tu verras, tu seras bien
Ton serin chante à tue-tête
Allons maman calme-toi
Oui le directeur accepte
Que tu le prennes avec toi
Il y a la télé dans ta chambre
En bas il y a un beau jardin
Avec des roses en décembre
Qui fleurissent comme en juin
Tu verras, tu seras bien
Et puis quand viendra dimanche
On ira faire un festin
Je me pendrai à ta manche
Comme quand j’étais gamin
Tu verras pour les vacances
Tous les deux on sortira
Là où l’on chante où l’on danse
On ira où tu voudras
Tu verras, tu seras bien
— Jean Ferrat, Ferrat 80
En septembre 1997, j’étais au chômage, et donc je me dis : « J’ai un an ». J’ai passé le Capes d’arts plastiques, que j’ai brillamment raté, et, l’année d’après, il ne me restait vraiment plus qu’une année de chômage. Je me dis : « Là… » Je me suis posé vraiment la question de ce rapport au roman. Et de me dire : « Je m’en fous, je ne fais que ça. Pendant un an, je ne fais que ça. » Et, pendant un an, j’ai dû écrire trois livres. De septembre 1997 à septembre 1998. Je me suis dit : « Si, en septembre 1998, je n’ai rien, je ne touche plus jamais un livre de ma vie ». Pas seulement en tant qu’auteur, mais aussi en tant que lecteur. Il fallait que ça passe ou que ça casse. J’ai écrit un premier roman, un deuxième. On est arrivé en juin, et j’avais fait deux textes qui n’étaient vraiment pas bien, qui étaient ratés, quoi. Et, juin, je me disais par rapport à septembre, je me disais… Il y a vraiment un moment… J’ai eu une espèce de libération, en me disant que je ne serais jamais écrivain et que ce n’était pas grave, en fait. Je l’ai vécu comme une libération. Alors, pour fêter ça, j’ai ouvert mon ordinateur et j’ai commencé les cinq premières pages de Loin d’eux. Et je ne savais pas du tout ce que c’était. L’objet est arrivé comme ça, c’est un des livres que j’ai peut-être le moins travaillés – mais c’est vrai, hein ! –, qui est venu comme ça, comme s’il y avait eu une sorte d’exaspération ou comme un ressort, qui a été tendu pendant quinze ans, qui d’un seul coup m’a pété à la gueule. J’ai compris à ce moment-là – mais vraiment comme une espèce de libération – que mon problème était que je me refusais à aimer mes personnages. Ton problème : tu veux toujours faire le romancier, c’est-à-dire faire le malin avec les choses et essayer de croire que tu peux dominer quelque chose. Il faut juste accueillir, accueillir aussi ce que parfois on a du mal à accepter pour soi. Oui, le livre, il est venu un peu comme ça. Et c’est vrai que, les quatre premières pages, je ne savais même pas de quoi ça parlait. Non, mais, vraiment ! Et, au fur et à mesure, ça s’est construit parce qu’un livre, il ne vous fait pas le cadeau de venir tout seul, c’est-à-dire que ça se fait heureusement dans une durée. Le livre, je l’ai terminé début septembre 1998 et je l’ai envoyé tout de suite, et ça s’est bien passé. Je n’étais même pas sur un petit nuage, je n’étais pas heureux : j’étais soulagé, c’était une espèce de soulagement. […] C’est un livre dont je sentais, en l’écrivant, qu’il venait de très loin.
Ce n’est pas toujours aussi triste qu’on le pense de l’extérieur. Il y a des relations, de l’humour, de l’attention. J’entends beaucoup de phrases lucides, exprimées même par les personnes vivant d’importantes pertes cognitives. Les vieux gagnent en authenticité, en dérision. Je ris souvent. Et puis, peut-être faut-il cesser de lutter contre la tristesse de l’âme des personnes âgées qui sentent leur fin approcher. D’ailleurs, qui n’est jamais triste ou nostalgique ?
« Comment ça va aujourd’hui, Madame M. ?
– Oh… ça allait mieux il y a 30 ans ! »
« Et vous, Madame B., est-ce que vous aimez lire ? » Silence. Je répète ma question, croyant qu’elle ne m’a pas entendue. « Je vous répondrai quand ça me tentera ! », rétorque-t-elle. Il lui reste encore ce pouvoir, celui de parler ou de se taire quand bon lui semble.
« C’est beau de vous voir manger avec appétit », avais-je dit un jour à G., mon amie de 103 ans, atteinte de la maladie d’Alzheimer. Elle a levé les yeux et en fixant le mur, elle a répondu : « Oui, c’est rassurant, je suppose. » Un éclair de lucidité, dans tout ce chaos.
La conversation est un besoin, même quand on a perdu ses capacités cognitives. Une autre langue se pratique. Je parle à Madame L. d’un tableau accroché au mur de sa chambre. « J’aime beaucoup celui-là, en bas », dit-elle. Or, il n’y a pas de tableau, plus bas. Elle pointe du doigt une couverture rose fleurie, déposée en tas sur une chaise. Nous échangeons elle et moi sur les couleurs, les formes, les qualités de ce « tableau ». C’était une conversation agréable, réaliste à ses yeux et… si poétique aux miens.
Mon bénévolat a un effet sur mon entourage. Je suis plus patiente avec les personnes âgées que je croise dans le bus, à la pharmacie, à l’épicerie. Qu’est-ce que ça me coûte d’offrir des mots, un coup de main, quelques minutes de ma vie ? Quel luxe que celui de ne plus être pressée ! Je pratique la lenteur. Des discussions s’engagent avec mes amies sur notre vieillissement inéluctable, ce parcours aux étapes incertaines qui peut s’étirer, aujourd’hui, sur une trentaine d’années. C’est une longue période que le mot perte ne peut résumer à lui seul. Il y aura inévitablement des occasions de s’étonner, d’apprendre, de vivre des expériences inédites avec le corps du moment.
— Suzanne Laurin, « Devenir bénévole », À bâbord, numéro 84 (été 2020).
Après tant de journées de temps de cochon, le soleil fait sortir les vieillards et les petits enfants, un peu comme par un jour d’été. L’hiver, on dirait que la population de la Main se rétrécit à ses extrémités : les vieux et les très jeunes restent chez eux. Mais l’été, on retrouve les bébés dans leur landau et ceux qui marchent serrés dans leur harnais dont la laisse est attachée à la rampe des perrons, pendant que les vieux, poitrine creuse et panama sur la tête, vont prudemment de porche en porche.
— Trevanian, The Main (trad. Robert Bré)
De certains écrivains, on éprouve le besoin de préciser qu’ils sont des stylistes. Ce n’est pas toujours un compliment. Un livre dont le langage s’impose pour lui-même n’en est pas plus mauvais ; ce qui gêne l’attention et déconcerte l’émotion, c’est la boursouflure, quand le style fait des bulles qui n’en finissent plus de crever à la surface des phrases. Le manque d’intériorité, voilà le défaut des qualités trop brillantes ; et, partant, une lâcheté du lien qui devrait tenir serrées la parole et la pensée. On dit styliste comme on dit virtuose : qui dispense sur le champ une satisfaction énervée, épidermique.
Les œuvres qui restent, qui nous accompagnent et qui attendront notre possible retour, s’imposent par un langage inentamable. Les modes passeront, et les goûts, et les vérités reçues ; la culture changera sous la poussée de l’histoire ; le style juste, où la mort est la mère des formes, vivra aussi longtemps que les hommes. […] Des écrivains qui firent du bruit en leur temps s’étoufferont dans l’oubli ; ils collaient à leur époque comme l’écorce à l’arbre.
— Jacques Brault, « Quatre essais miniatures », Voix et images, numéro 35 (hiver 1987).