Assis à mon bureau dans le pavillon désert, je m’étais mis à ce court texte par un après-midi de printemps, alors que j’eusse dû, celles-ci étant toutes proches, revoir les épreuves du baccalauréat de français. Grisé par la chaleur qui régnait ce jour-là dans l’air et la tournure lascive qu’avaient prises mes pensées, je m’étais entièrement dénudé et, tout en écrivant, me caressais la verge, non toutefois en faisant aller et venir mon poing autour d’elle, ainsi qu’on procède en pareil cas, mais en promenant simplement sur mon prépuce la paume de ma main gauche.

C’était moins en effet le plaisir sexuel que je recherchais qu’une innocente sensation de bien-être, pour la raison que, à la vérité, j’ignorais comment susciter celui-là, tout chaste que j’étais encore. (J’étais si peu instruit des choses de la nature que les verbes « se branler », « s’astiquer », « se polir », « juter », « gicler », que j’entendais cent fois par jour dans la bouche de mes camarades de lycée, ne recouvraient pour moi aucune réalité, je ne savais même pas comment s’accomplissait l’acte sexuel — j’ai, par exemple, longtemps cru qu’« enculer » consistait à se frotter, dos à dos, mutuellement les fesses — ; quant à ce résidu de pollutions nocturnes qui empesait presque chaque matin l’entrejambe de mon pantalon de pyjama, je l’attribuais jusque-là à une variété d’énurésie.)

Soudain je m’étais senti défaillir, comme sous l’emprise d’un de ces vertiges dont ne m’avaient auparavant affecté que des crises d’hypoglycémie, des accès de fièvre ou des horions : de mon corps juvénile, ce corps auquel je n’avais jusqu’ici prêté qu’une attention lointaine malgré les métamorphoses patentes que lui apportait jour après jour la puberté, ce corps jamais quiet, de toutes parts et sans cesse travaillé par les lancinantes poussées de la croissance, ce corps fruste qui ne me servait qu’à me mesurer à mes congénères dans ces confrontations animales qui fondent les rapports parmi les sociétés adolescentes, ce corps toujours douloureux et moulu, éternellement ravagé par des courbatures, des ecchymoses et des plaies, de ce corps montait maintenant, ample et inexorable, mystérieuse mais rassurante, une sensation nouvelle, c’était comme si, d’un seul coup, la vie eût revêtu une forme différente, s’installant dans une tonalité plus profonde, plus colorée, plus délicate — je découvrais la volupté.

J’avais aussitôt écarté ma main de mon bas-ventre, et c’est alors que, sans que je sache précisément dire pourquoi il en fut le cas cette fois-ci plutôt qu’une autre (car cette manière de me caresser était mienne depuis plusieurs années déjà, à cette nuance près, et ceci explique peut-être cela, que je ne m’y employais pas en écrivant, non plus qu’en élaborant des images mentales, mais en feuilletant les pages d’une revue de charme), c’est alors que, par petits jets successifs, chauds et lourds comme une ondée d’été, et qui, m’aspergeant jusqu’au cou, me semblèrent un temps devoir ne jamais prendre fin, j’avais éjaculé.

L’intensité de ce premier et quelque peu tardif orgasme fut telle que je m’en trouvai profondément et longuement irradié (je veux signifier par là que, exactement comme une douleur rappelle le trauma qui l’a provoquée, ses effets me furent perceptibles des jours durant, et ce dans la double acception de l’épithète, c’est-à-dire tout à la fois par le corps et l’esprit), sans qu’à aucun moment, en dépit de l’éducation religieuse que j’avais reçue et du silence, parfois même du dégoût, qui entourait à la maison tout ce qui touchait de près ou de loin à la sexualité, nulle culpabilité ne vînt le charger, pénétré que j’avais au contraire été aussitôt par l’impression très vive de connaître une renaissance au-dessus de cette page écrite, au centre de laquelle, en petites grumes éparses et translucides, ondoyant de reflets flavescents et nacrés, auréolés chacune de macules pelucheuses et gaufrées dont la teinte gris perle se marbrait des arabesques bleutées et veloutées de quelques mots, du sperme à de l’encre s’alliait.

— Éric Laurrent, À la fin, 2004, p. 46-49.

Grisé par la chaleur qui régnait ce jour-là et la tournure lascive de mes pensées, je m’étais entièrement dénudé pour écrire cette nouvelle, dans laquelle j’imaginais que madame Deligny me faisait don de ses dernières faveurs sur le canapé de son salon. Je venais d’en achever la rédaction quand soudain, tandis que je la relisais en promenant distraitement sur mon prépuce la paume de ma main libre, je m’étais senti défaillir, comme pris de vertige ; j’avais écarté la main de mon bas-ventre ; et c’est alors que, par jets successifs, chauds et lourds comme une ondée d’été, jaillissant de mon sexe en de longs traits blanchâtres qui s’étiraient puis s’incurvaient dans l’air, pour retomber parmi les feuillets étalés sur le bureau, auxquels ils semblaient un instant me relier, s’y épandant en petites grumes éparses et translucides, ondoyant de reflets flavescents et nacrés, sous lesquelles se formaient peu à peu des macules pelucheuses et gaufrées dont la teinte gris perle se marbrait des arabesques bleutées et veloutées de quelques mots, c’est alors, disais-je, que j’avais pour la première fois de ma vie éjaculé sous mes propres yeux, découvrant ainsi le plaisir sexuel au moment même où se révélait ma vocation littéraire, dans un état de transport que je n’avais jamais connu jusque-là, où les joies de la chair et celles de l’esprit se mêlaient, voire se fondaient, prodige que matérialisaient au reste parfaitement les pages disposées devant moi, sur lesquelles du sperme à de l’encre s’alliait.

— Éric Laurrent, les Découvertes, 2011, p. 71-72.