Conner se demanda s’il n’était pas plus sage de garder le silence. Avec des mots, n’importe quels mots, on donnait à quelqu’un une partie de soi-même. (p. 30)
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Un des hommes s’appliquait autour d’un amas de fils entortillés comme si c’était la seule tâche qui lui incombât durant la totalité du temps qui restait imparti par le plan divin. (p. 39)
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Ordinairement, vers le milieu de la matinée, il éprouvait la conviction que son existence sur cette terre persisterait à jamais ; que tous les innombrables autres, y compris sa fille et son fils, qui avaient disparu, n’avaient été victimes que de leur négligence ; que si comme lui ils avaient considéré chaque jour de la vie comme celui où il était impossible de mourir, et l’avaient traité avec soin, eux aussi auraient vécu sans fin et grandi jusqu’à avoir derrière eux un passé infini, pareil à un gros rouleau de tissu effiloché en plein soleil et y perdant peu à peu ses couleurs, sous l’éclat d’une foi implacable. (p. 57)
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Il se couchait tôt mais ne profitait guère de son sommeil, s’éveillant à des heures singulières avec l’impression qu’aucun laps de temps ne s’était écoulé. (p. 58)
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Ted ignorait qu’on pût trouver encore dans le New Jersey un pareil amas de déchets. Il éprouvait même de la peine pour ces braves gens, forcés de vivre si vieux. Pour sa part, il espérait que quelqu’un l’abattrait quand il atteindrait trente ans. (p. 85)
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Il se sentait contaminé par l’inertie qui ne convenait qu’aux pensionnaires attendant patiemment la fin de leurs jours. (p. 97)
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Combien de temps faudrait-il encore attendre pour que les gens cessent d’être des idiots? Il avait fallu un million d’années aux lémuriens pour redresser leur épine dorsale. Le cerveau humain aurait-il besoin d’encore un million d’années pour assécher ses marécages ? (p. 116)
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Quand donc mourraient-ils tous, pour laisser poindre l’aube du jour humain ? (p. 117)
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Dans le réfectoire, presque tout le monde avait terminé le dessert mais peu de pensionnaires quittaient la salle. Où pouvaient-ils aller ? (p. 117)
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Quand, peu de temps après son arrivée, le réfectoire s’était vidé, le babillage de Buddy avait accentué sans pitié la sensation d’échec total qu’il éprouvait au bout de deux ans et demi d’efforts pour entrer en contact avec ces gens. Et il savait, au plus profond de lui, qu’il avait quelque chose à leur transmettre, un message plus important que son désir d’être leur ami, le mot d’« ami » convenant d’ailleurs peut-être moins que celui de « guide ». Il décida donc courageusement, puisque de toute manière la journée était désorganisée, de se joindre à eux dans un climat de bonne entente. (p. 134)
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Croyez-vous que dans la vie future nous verrons clair ? (p. 143)
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Il y avait quelque chose d’effrayant pour Lucas dans l’idée du sang qui circulait à travers des vaisseaux flexibles et dilatables ; il tressaillait à chaque fois que par mégarde son pouce touchait le bout d’un de ses doigts, et que dans un frisson d’horreur il sentait battre son propre pouls. La chair vivante lui faisait l’effet d’un aliment en train d’être dévoré par une créature amorphe et carnivore, qui n’était autre que la vie elle-même. Pour cette raison il répugnait au contact physique avec ses semblables, et n’aimait pas que ceux-ci le touchent. (p. 152)
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Il y aura beaucoup de moments de loisirs pour se détendre. (p. 158)
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Tous les hommes se connaîtront eux-mêmes – sans illusions, sans confusion – et dans les limites de cette connaissance de soi ils se construiront une vie saine et utile. (p. 159)
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La vérité, monsieur Hook, c’est que si l’Univers a été fabriqué, il a été fabriqué par un idiot, et un idiot plus cruel que Néron. Il n’existe aucune loi. Les atomes aussi bien que les animaux font seulement ce qu’ils ne peuvent pas s’empêcher de faire. L’histoire naturelle équivaut à une étude de tous les phénomènes les plus horribles. Vous dites que vous lisez les journaux ; mais n’avez-vous jamais regardé de près le squelette d’un brontosaure ? Ou vu des microbes se dévorer entre eux dans une goutte d’eau ? […] Ce sont là nos ancêtres, monsieur Hook. Des monstres. Nous-mêmes, nous sommes faits de monstres pour la plus grande partie. Les gens parlent d’aimer la vie. La vie est une folle furieuse enfermée dans une pièce verrouillée. (p. 169-169)
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Nous avons examiné le corps humain minutieusement, selon une douzaine d’optiques différentes, à la recherche d’une âme. À la place, qu’avons-nous trouvé ? Les os d’un chien, les glandes d’un singe, quelques litres d’eau de mer, le système nerveux d’un rat, et un cerveau qui est en réalité un réseau de circuits électriques. (p. 170)
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Permettez qu’un vieux bonhomme vous dise encore une chose, et ensuite il se taira. Quand vous aurez mon âge – et je prie le ciel de vous épargner cette épreuve, c’est un sort que je ne souhaite à personne, mais si cela vous arrive – vous saurez ceci : Rien ne se fait de bon sans une certaine foi. Autrement il n’y a que de l’agitation. (p. 172)
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Dans son inexpérience, Conner faillit se faire pincer les doigts. Néanmoins cela lui procurait une satisfaction inattendue, de manipuler des pierres dans ce monde mouillé et rafraîchi. Les pierres étaient les plus vieilles compagnes de l’homme ; les manier, le premier acte civilisé. La commémoration inconsciente provoquée par le contact de la matière abrasive et les tiraillements de ses avant-bras donna à Conner la sensation d’être sémillant, purifié, central […]. (p. 192)
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Son seul désir à présent était de faire une promenade, en solitaire, le long du côté extérieur du mur. (p. 200)
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Le souffle de Hook montait et descendait laborieusement dans des canalisations sèches ; le travail de son cœur, ce fidèle serviteur aussi vieux que lui-même, il le remarquait à présent, et l’appréciait à sa juste valeur […] Il était fatigué à la fin de sa journée, et ne souhaitait que se reposer.
Même écouter sa voix serait un travail. Elle devrait attendre un moment, et ses besognes aussi, pendant qu’il restait assis dans un fauteuil, et à la vérité l’éternité entière n’aurait pas été de trop pour lui permettre de reprendre son souffle. Il ne pouvait se figurer aucun travail qu’il acceptât d’entreprendre à nouveau. Ses lèvres se plissèrent comme si un mauvais goût s’était glissé dans sa bouche. La marche l’épuisait. La profondeur du paysage qui s’étendait sur sa droite exigeait un appétit qu’il ne possédait plus. La sensation des pierres, quand il les touchait, provoquait une protestation à laquelle pour le moment son esprit était incapable de réagir. (p. 211-213)
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Le cœur, cela n’existait plus chez ces gens ; la santé constituait la principale caractéristique des Américains aux visages bouffis qui, par groupes de plus en plus denses, passaient à côté du mur effondré pour venir à la fête de l’hospice. C’étaient simplement des gens, des membres de la race des animaux blancs qui avait répandu son troupeau sur six continents. Brachycéphales, dotés d’un système nerveux fort développé, seuls au monde à savoir opposer le pouce aux quatre autres doigts, ils assuraient leur reproduction dans des installations élégantes, et brûlaient ou enterraient leurs morts. L’histoire s’était poursuivie au-delà d’eux-mêmes. (p. 235)
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Ils avaient l’impression que l’hospice resterait toujours là, à l’abri du temps. Le fait que certains pensionnaires mouraient et que d’autres arrivaient ne leur venait pas à l’esprit ; quelques-uns croyaient que le nom du directeur était encore Mendelssohn. En un sens l’hospice durerait effectivement plus longtemps que leurs propres demeures. Les vieux auraient toujours une mentalité arriérée, malgré toute la modernité dont ils avaient fait preuve dans leur jeunesse. Nous croissons à rebours, à mesure que nous prenons de l’âge nous adoptons les opinions de notre père et même celles de nos grands-pères. (p. 240)
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Il était content de se dire que le lendemain serait une journée normale. Pour autant qu’il se souvint, il avait toujours détesté les jours de fête. (p. 264)
— John Updike, Jour de fête à l’hospice (trad. Alain Delahaye)