J’ai honte des appels à consommer qui ornent mes deux sacs en plastique.
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Ce que ma fatigue a de désagréable, c’est qu’elle me rend hypersensible.
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Souvent, je succombe à un besoin qui restera muet : celui d’éclairer autrui sur le grand désert du réel. Puis je me rends vite compte que les autres savent depuis longtemps à quel point tout ce qui arrive est lamentable.
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Je n’entends plus alors que les lamentations de mon âme désemparée. Elle aimerait vivre quelque chose qui convienne à sa délicatesse, sans abonnement obligatoire à la réalité. J’apaise mon âme tout en cherchant des expériences de remplacement appropriées. Mais la réalité est pingre et récuse le désir de mon âme.
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La folie des personnes isolées a quelque chose de vivifiant et de merveilleux.
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Une minute durant, je vis une exaltation qui échappe aux mots. Il est dommage que Traudel ne soit pas avec moi en ce moment. En lui montrant ce que je vois, je pourrais alors la faire participer à cette autre réalité et, de cette façon, lui insuffler l’idée qu’il est enrichissant de me connaître.
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Là encore, je me tais parce que je ne peux pas dire que chacun est seul intérieurement, et que cette solitude n’est même pas grave. Au fond, c’est une platitude, mais pas pour Traudel. Je sais qu’il y a beaucoup de gens qui nient avec véhémence leur solitude intérieure, et Traudel en fait partie.
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Suis-je un philosophe, un esthète, un communicateur muet, un artiste conceptuel ?
Et comment arriver à faire d’une de ces activités un métier qui me nourrisse convenablement et me donne enfin la certitude d’être embarqué dans une vie qui ait un sens ? D’une certaine façon, cette question contient le noyau de mon malheur.
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Nous travaillons pour des hôtels, des restaurants, des hôpitaux, des cabinets médicaux et des institutions publiques produisant de grandes quantités de linge sale.
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L’homme qui m’embaucha alors était le propriétaire de la laverie, et il n’avait jamais entendu parler de la crise de l’université et de la baisse des chances de réussite par les études.
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La marche à pied me détend, elle m’emplit même de calme et de paix.
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Encore aujourd’hui, je suis déconcerté quand je me représente que Traudel, quand nous avons emménagé ensemble, n’a pour ainsi dire rien voulu garder de mes anciens meubles pour notre appartement commun. Elle a réussi à me faire appeler le service de débarras des encombrants et à me faire assister ensuite en personne au chargement de toutes mes affaires sur un grand camion, affaires avec lesquelles j’avais pourtant vécu pendant des années, et qui allaient être acheminées maintenant vers un centre d’incinération des ordures.
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Il me plaît de porter, sous ma chemise impeccable, un maillot de corps en voie de décomposition. D’une part, le maillot de corps est un symbole des tortures de l’existence que l’on doit affronter tôt ou tard. D’autre part (et bien davantage), le maillot de corps renvoie à mon avenir en tant qu’artiste. J’aimerais devenir un artiste vestimentaire ou, mieux encore, un artiste de la décomposition. J’aime porter des vêtements qui, de façon plus ou moins manifeste, sont en voie d’autodissolution. Grâce à la décomposition des vêtements, chacun ( à envisager la chose un peu rapidement et platement) est d’emblée familier de sa propre dissolution, il la porte à même le corps, c’est une processus qui entre dans sa vie avec le déclin des vêtements. L’étrange zèle que les gens mettent à se débarrasser de leurs vêtements défectueux correspond selon moi de manière évidente à leur déni de ces processus auxquels les vêtements en décomposition voudraient justement renvoyer.
Traudel n’est pas effarée (ou disons plus prudemment : elle ne montre pas son effarouchement) en m’apercevant assis ou couché dans le salon en maillot de corps à moitié déchiré. Certes, elle me demande de temps à autre de jeter pour l’amour de Dieu tel ou tel haillon, mais elle n’insiste pas sérieusement pour ses consignes soient suivies d’effet. Elle m’achète parfois de nouveaux maillots de corps et de nouveaux slips que je ne refuse pas de mettre. Mais les nouveaux maillots de corps ne me conduisent pas non plus à jeter les spécimens en loques. Je les remets encore et encore, et je chasse mon effroi existentiel en le sentant à même mon corps et en le regardant. Ce qui ne signifie pas pour autant que cela suffise à me faire comprendre le caractère éphémère de ma personne. Mais du moins pourrai-je dire que j’ai établi un contact étroit avec ma propre mort.
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Mon métier est d’être le gérant d’une laverie industrielle, mais en réalité je suis travaillé par bien autre chose. Je vis dans une grande ville sale, mais en réalité j’aimerais vivre tout à fait ailleurs. Je vis avec Traudel mais en réalité — non, je n’ose pas aller jusqu’au bout de cette pensée. Et pourtant, elle m’est déjà venue.
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Évidemment, je n’ai rien contre Traudel. Simplement, ce qui me pose un problème, c’est d’avoir toujours à me comporter en fonction d’elle. Cela me rappelle que je suis malheureusement un être compliqué.
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Ma stratégie de défense fut d’abord de me présenter comme candidat inapte au mariage. Je disais souvent que je ne comprenais pas les raisons pour lesquelles une femme pourrait vouloir être mariée avec moi, justement.
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Puis je faisais valoir un argument dont j’étais convaincu de la subtilité. Je disais que je me sentirais très à l’étroit dans un mariage, non pas dans la réalité mais dans l’imagination, et qu’une restriction imaginaire était bien plus perfide qu’une restriction réelle. Enfin, je parlais de l’illusion que constitue à mes yeux la plus grande sécurité que les femmes espèrent trouver le mariage, la folie de cette idée, au fond. Oui, répondait Traudel, la sécurité de la femme mariée est illusoire, mais pas plus que ton sentiment de restriction imaginaire.
Je ne trouvais plus rien à dire.
Et si l’on abandonnait nos illusions respectives, a dit Traudel, toi l’illusion de la restriction, et moi, celle de la sécurité ?
Penaud, je me suis tu, du moins pour un moment. Puis j’ai demandé ce qu’il restait du mariage si les deux parties renonçaient à leurs stratégies d’illusion.
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Malgré moi, je m’enfonce dans le silence, bien que je sois soulagé qu’on en ait fini avec le sujet du mariage, en tout cas pour le moment. Commence alors ce que j’appelle un ensauvagement mélancolique intérieur. Apitoyé sur moi-même et d’humeur plaintive, je songe à ma conviction déjà ancienne selon laquelle j’aurais mieux faire de vivre dans une cabane à chien dans les Alpes, mais non, il faut que tu t’accroches au jupon d’une jolie femme ambitieuse, et voilà le résultat.
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Je ne peux m’empêcher pour autant de devenir de plus en plus silencieux, jusqu’à ce que je touche le fond de mon espace intérieur. Là-bas, personne ne me plaint en aussi bonne connaissance de cause que moi-même. Le silence quasi complet dans lequel je reste assis à côté de Traudel tout en disparaissant me fait un effet désagréable. Je suis dans une humeur où je supporte à peine que le soir tombe régulièrement et que l’obscurité du dehors pénètre aussi dans notre appartement.
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Ça, je peux te le dire : j’ai peur de voir notre situation actuelle, qui est très bien, détruite.
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Une fois de plus, j’ai l’abominable sentiment de ne pas assez bien comprendre la vie.
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La stupidité nocturne veut qu’on repense ce qu’on a déjà pensé souvent.
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Je fais la même chose parfois au bureau. Quand le silence est par trop pesant, je me mets tout à coup à raconter des faits de ma vie privée qui ne me sont jamais arrivés.
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Dans son for intérieur, Eigendorff croit (pas tous les jours, mais régulièrement) que ses employés ne font trop souvent que stimuler le travail. Il considère une bonne partie de son staff comme des tricheurs et des débrouillards qui se font la vie belle sur son dos. Quand il fait son tour de l’entreprise, tôt le matin, il dit parfois : Bonjour, les filous. Il le dit en plaisantant, mais nous n’en sentons pas moins combien le sentiment d’être escroqué par la moitié de la terre l’a torturé durant la nuit.
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Je ne suis pas abandonné, alors pourquoi est-ce que je me sens seul ?
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Une fois de plus, tout le monde fait semblant de comprendre la vie. Incroyable !
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Des retraités en survêtement traînent avec eux l’air vicié de leurs appartements.
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Les gens qui n’arrivent pas à résoudre leurs conflits les trimbalent avec eux à l’état brut, sous forme d’une sorte de consternation métaphysique. Depuis quelques instants, je sais que je fais partie de ces personnes consternées. Je continue à vivre en tant que personne consternée.
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J’aime bien que de la monnaie s’accumule dans mes poches de pantalon. Mais il ne faut pas qu’il s’en accumule trop parce que sinon je me mets à penser que la monnaie est un indice des épreuves à venir dans la lutte existentielle. Des choses lourdes remuent toujours au fond de moi. Car en toutes circonstances je suis aussi un homme qui sent un malheur à venir, sans pouvoir le dire. Il faudrait qu’il se passe quelque chose de simple maintenant pour éviter que je glisse vers une humeur problématique.
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Les gens croient que la couleur mettre enfin de la vie dans leur quotidien, c’est à peine croyable.
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La machine à divertissement télévisuelle me rappelle mon coiffeur. Lui non plus n’arrive pas à divertir les gens qui viennent dans sa boutique, bien qu’il en ait le désir. Mais tous les deux, le coiffeur et la télévision, n’arrêtent pas de ne pas y arriver. Entre moi et mon coiffeur naît donc une solitude suprême.
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Par moments, je ne sais plus quelles sont mes intentions intérieures, je ne sais même plus si j’en ai encore.
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Il n’y a rien de plus accablant, dans ce monde, qu’un car qui tout à coup s’arrête pour laisser descendre une soixantaine de retraités chancelants.
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La réalité m’inspire brusquement du dégoût, mélangé à la conviction que tout ce qui se passe dans ce lieu est médiocre.
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On ne te rejette pas globalement, me dis-je, mais seulement dans une situation spécifique. D’ailleurs, on ne te rejette même pas, tu es simplement mis en attente.
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Le genre de réflexions qui m’agitent me fait penser que j’ai affaire à mon souci principal, le sentiment d’exclusion.
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Je vais fonder prochainement une école de l’apaisement, dis-je, une école du soir qui enseignera enfin ce que beaucoup de gens ont envie de savoir.
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Je suis assis dans la voiture, détendu, et pourtant j’ai l’impression d’avoir déjà une rude journée de travail derrière moi. De nouveau, je découvre que les humains (moi) n’ont de force que pour la première moitié de la journée. Si je pouvais, j’inventerais le projet d’une « vie à mi-temps ». Dans la seconde moitié de la journée, chaque être humain devrait avoir le droit de se reposer de la première.
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Je m’étonne qu’une discrimination aussi banale m’atteigne encore. Je vis dans une sorte d’effroi permanent qui est dû à mon désir d’être préparé à tout. Face à moi-même, je fais semblant de croire que tous les effrois se sont déjà produits, que j’ai déjà été atteint par tous les effrois possibles, si bien que je peux me passer de réagir encore à chaque effroi isolé. C’est pour cela que je ne m’effraie plus guère quand on m’effraie. Au contraire, je ne me rends compte qu’après coup (comme en ce moment) qu’on m’a effrayé. J’en suis arrivé ainsi à vivre dans une suite d’effrois qui surgissent et s’évanouissent. Par ailleurs, j’ai constaté que les effrois personnels se ressemblent fortement. Il correspondent presque toujours à un rabaissement.
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La dernière phrase de Mme Bechtle nous fait rire tous les deux, ce qui me touche un peu car je suis bien conscient de faire le mort souvent pour m’en sortir dans la vie, je pourrais même dire que faire le mort est une de mes principales techniques de vie.
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Je ne sais pas pourquoi il m’arrive d’être secoué par la peur d’une misère à venir. Décidément, les journées sont trop longues. Durant ces heures distendues, l’être humain vit trop d’apparitions fantomatiques inutiles.
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Quelque chose de la finesse dont j’ai besoin pour vivre ne se trouve que dans ma mélancolie.
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Comme presque tout le monde, surestimant leurs forces, ils se sont mariés et ont conçu des enfants.
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Je suis content d’être assis dans une salle obscure et de ne pas avoir à parler. Il ne se passe rien, je suis avec Traudel au théâtre, mais je suis gagné par le pressentiment d’un destin pernicieux. Il est patent que Traudel en a assez de sa terne vie de directrice d’une filiale de caisse d’épargne et qu’elle chercher un nouveau terrain pour son bonheur. Pour reconquérir la vie, elle a besoin de l’épicer, elle a besoin d’enfants. Deux secondes plus tard me submerge un effroi jusqu’ici inconnu suivi peu après d’une sentiment de paralysie intérieure. Il faudrait que quelqu’un surgisse et me fasse sortir de mon effroi. Mais, comme d’habitude, personne ne vient. D’ailleurs, qui viendrait ? Libérer quelqu’un d’une paralysie est un geste qui n’est pas familier à l’être humain.
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Le choc vient de ce que je suis sûr, tout à coup, que Traudel et moi allons répéter le destin de mes parents.
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Dans la salle de théâtre, mon ensauvagement mélancolique se poursuit en silence, secrètement. Car Traudel mènera à bonne fin son désir d’enfants, je n’ai aucun doute là-dessus. Il est même possible qu’après la naissance d’un enfant elle me mette à la porte si je ne m’adapte pas. Dans les journaux, on peut lire que de plus en plus de femmes ne demandent à un homme que la fécondation ; après, il peut s’en aller.
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L’effroi m’a enveloppé de son obscurité propre.
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Traudel dit sur un ton insistant qu’à l’avenir il faudra aller au théâtre plus souvent.
Nous avons déjà souvent pris cette résolution, dis-je.
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L’idée que nous appartenons à cette même classe me déplaît. Je n’aimerais pas faire partie d’une groupe empiriquement répertorié.
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En tant que membres de la classe moyenne qui poursuivent leur ascension le soir, nous ne sortons pas trop du cadre.
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L’homme à la table voisine parle de notre liberté à tous qui, à son avis, n’existe pas. Chacun sait bien à quel point il est impossible de trouver un appartement abordable, un meilleur emploi ou a fortiori de quitter la ville, dit l’home à la femme qui l’accompagne. Traudel et moi mangeons avec la lenteur qui sied à la circonstance. En levant la tête de temps à autre, nous nous signifions que nous n’avons pas besoin de conversation sur la liberté aussi éprouvante que celle de nos voisins de table.
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Dès que l’école de l’apaisement sera fondée, je ferai des conférences sur l’édification du bonheur dans des environnements éloignés du bonheur. C’est ma nouvelle spécialité. Nous devons créer l’extraordinaire nous-mêmes, sans quoi il n’apparaît pas.
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La vie secrète est la vie la plus vraie.
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Cela n’a pas de sens de parler de maladies. On est seul avec elles et on le reste. Parmi mes expériences existentielles les plus importantes — c’est abominable, voilà que j’ai déjà des expériences existentielles ! — il y a le fait que presque tous les soucis que j’ai connus un jour se sont révélés tôt ou tard superflus ou sans objet. Du coup, je me sens nargué par la vie.
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Non loin d’ici se trouve une petite horlogerie en train de faire faillite. Sur l’étroite vitrine ont été écrits à la bombe les mots : Cessation d’activité ! 50 % de réduction ! Je ne sais pas pourquoi j’éprouve de la sympathie pour tout ce qui échoue ou se trouve en déclin.
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Je sens une résistance contre ce que fait tout le monde, sans pouvoir dire ce que tout le monde fait.
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Non loin de l’endroit où je me trouve, on démolit à coups de boulets un vieil immeuble moche. Dès le moment de la construction, tout le monde aurait dû voir combien cet immeuble était affreux et qu’il aurait à disparaître un de ces jours en raison de sa laideur. Je m’approche du véhicule de la pelleteuse et regarde les travaux en compagnie de quelques retraités et enfants. Ce sont des moments solennels, lorsque le boulet de démolition heurte des murs nus jusqu’à ce qu’ils commencent d’abord à s’effriter, puis à s’effondrer.
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J’aimerais regarder des gens bons, qui aspirent à quelque chose, même éventuellement niais pour me libérer de mon hypersensibilité intérieure. Au lieu de quoi, je vois ces êtres ébranlés, naufragés, qui ne font qu’exacerber ma sensibilité. Parfois (comme en ce moment), je m’imagine mourir d’un brusque accès d’hypersensibilité. Un médecin urgentiste se précipiterait à mon chevet et ne pourrait que constater ma mort. Comme cause de décès, il mettrait sur le certificat : hypersensibilité. Même mort, je serais encore fier de la raison de mon décès. Traudel mettrait un faire-part dans le journal local, dont la première phrase serait : Après de longues années d’hypersensibilité courageusement endurées, mon bien-aimé nous a brusquement quittés…
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Quant à moi, je ne crois plus à la possibilité de changer un état de choses quelconque. Ce qu’on aurait dû changer dure déjà depuis trop longtemps pour cela.
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Je suis saisi par la certitude de n’être joignable pour personne, du moins passagèrement. Un sentiment de bonheur m’envahit et, en l’espace de trois secondes, m’emplit un œil d’une petite larme.
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Autrefois, j’avais peur quand j’entendais les hurlements des supporters de foot dans les gares et les passages souterrains. Aujourd’hui, je sais qu’il s’agit des cris de prisonniers qui veulent entendre l’écho de leur captivité.
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D’une certaine façon, j’envie les anarchistes parce qu’ils savent montrer leur non-appartenance. Ma non-appartenance à moi a toujours été entièrement intérieure, refusant toute représentation.
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Le bruit de ses paroles est avalé par le froissement du sac en plastique, si bien qu’on a l’impression que son discours fait partie des déchets.
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Un autre souci qui me taraude tout autant est mon intranquillité foncière. Je veux parler littéralement de mon incapacité à vaquer à une occupation dans une pièce durant un temps assez long. Au prix d’un effort souvent considérable, je dissimule le fait que je ne supporte pas de rester longtemps au même endroit. À peine arrivé au bureau, j’ai envie de ressortir. Quand je suis dehors, je voudrais retourner à l’intérieur.
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La télévision exploite sans scrupule la détresse des êtres humains.
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Cela fait seulement une heure que je suis à la maison et, bien qu’il s’agisse de notre appartement, je me sens comme dans une maison de retraite et voudrais m’enfuir.
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Comme souvent, je suis saisi par le désir d’être éternellement en chemin, même si je sais que la vie nomade est une chimère également.
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On parcourt de longues distances jusqu’à s’apercevoir que la poursuite de cette errance restera sans résultat, alors on s’arrête et remplace l’errance des pas par une errance des yeux.
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L’expression « soupe du jour » est élémentaire, elle redresse l’existence et montre le chemin de l’avenir ; elle a une sonorité paisible qui évoque la soupe du jour dans laquelle nous nageons tous, la consolation divine et la jeunesse éternelle.
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Encore aujourd’hui, en croisant des retraités attrayants, je me dis : Voici mes parents ! Je les ai enfin trouvés.
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Bien sûr, je ne veux pas me moquer des vieux, bien au contraire. Parfois, j’aimerais bien me promener en ville au bras d’une vieille femme, moi aussi, mais je ne sais pas trop comment réaliser ce désir. Je ne suis pas non plus intéressé réellement par les vieux, mais je ressens parfois le besoin d’être plus près que d’habitude de l’impossibilité de la vie.
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Ces pauvres êtres, il me suffit de les écouter ou de les regarder pendant cinq minutes pour savoir que je n’en fais pas partie. Les vrais fous sont bruyants, agressifs, insultants, imprévisibles. Moi, au contraire, je suis silencieux, tolérant et effacé comme un poisson oublié dans un aquarium.
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J’ai toujours été d’avis que ce ne sont pas les années de vie qui nous vieillissent mais notre vécu. Je n’aurais jamais cru possible qu’on puisse un jour m’emmener dans une clinique psychiatrique. Maintenant, je perçois combien cette expérience me rend vieux.
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Mon monde intérieur n’est pas très spacieux. On peut me traverser en vitesse et constater : Il n’y a rien dedans à part quelques sentiments de culpabilité et un peu de honte.
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Pendant des décennies, j’ai été préparé à une vie meilleure mais qui n’est jamais advenue. Très longtemps, je me suis lamenté sur un registre sentimental et mélancolique, jusqu’à ce que je comprenne enfin : on attend de l’être humain que sa relation au malheur se limite à l’attente.
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Ce qui est accablant accable tout un chacun, autrement dit, l’accablement est à l’évidence dans le monde et, en même temps, en raison de son caractère généralisé, il est banal et donc invisible.
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Nous formons tellement un seul et même corps, ma tristesse et moi, dis-je, que je n’ai pas l’habitude de parler de cette fraternisation.
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En un éclair, je comprends ce que c’est que l’autisme. Mme Gschill vit en rapportant tout à elle-même. Elle se rend à peine compte qu’elle est en train de danser avec une autre personne, et elle se fiche complètement de ce que cette autre personne (moi) ne supporte pas son gosier exhalant la nicotine.
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J’essaie de ne pas montrer trop ouvertement ma curiosité concernant la mise à la préretraite ; j’attends que M. Adrian en parle de son propre gré, ce qu’il fait volontiers. Il présente la mise à la préretraite comme un des grands succès de sa vie. Parfois, il dépeint les conditions de travail oppressantes dans sa station météorologique (harcèlement moral, pas de possibilité d’ascension, humiliations par le patron).
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Je voudrais, ai-je dit l’autre jour à M. Adrian, une vie plus douce que celle que j’ai eue jusqu’ici, et je crois que la plupart des gens veulent la même chose mais ne savent pas où chercher.
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Je peux dire qu’un calme tel que celui que j’ai trouvé ici ne m’était encore jamais échu. Tel que je traverse mes journées en ce moment, sans visions d’appréhension ni d’angoisse, et presque sans mémoire, je ressemble à un insecte qui trouve tous les jours sans efforts sa nourriture et, le soir, un endroit où coucher.
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Ces jours-ci, j’ai lu sur la vitrine d’un salon de coiffure la phrase : Ce que savent faire ls coiffeurs, seuls les coiffeurs savent le faire. Pendant quelques minutes, j’ai vu dans cette phrase une vérité profonde. J’ai réfléchi longuement pour savoir en quoi consistait la vérité de cette phrase ; cela faisait longtemps que je n’avais pas admiré à ce point la faculté de la langue de montrer une vérité et en même temps de la cacher. Peu après, un homme d’une certain âge avec des béquilles est sorti du salon de coiffure. Il a mis longtemps à descendre maladroitement les trois marches devant l’entrée du salon et à intégrer les deux béquilles dans ses mouvements. Tout à coup, j’ai pensé : Seul un homme avec des béquilles marche comme un homme avec des béquilles. J’ai rigolé en ayant l’agréable sentiment d’avoir triomphé de la somptueuse vantardise de la langue. C’est seulement à ce moment-là que j’ai été frappé par les façons trompeuses de la phrase sur la vitrine. Elles ne fonctionnent que parce que la phrase fait élégamment passer à la trappe l’énorme quantité de nos incapacités. C’est exactement comme ça que tu dois vivre à l’avenir, me suis-je dit.
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Ma motivation est toujours la même : je voudrais en apprendre plus, par M. Adrian, sur les problèmes de la mise à la préretraite. Je n’ai pas d’expérience avec ce genre de processus bureaucratico-administratif, et je suis vraisemblablement maladroit aussi. Il faut m’expliquer trois à quatre fois les étapes administratives les plus sommaires avant que j’arrive à les intégrer, sans toutefois les comprendre complètement. Grâce aux conversations avec M. Adrian, je sais (par exemple) que la Bundesversicherungsanstalt (quel mot !) vérifie de temps en temps si le statut accordé à un moment donné (incapacité au travail) est toujours valable. Jusqu’ici, je partais de l’idée que l’incapacité au travail, une fois atteinte, était valable pour toujours. Il n’en est rien. À intervalles réguliers, la Bundesversicherungsanstalt tient à être informée par des médecins spécialisés du caractère durable ou non de cette incapacité au travail, au cas où tel ou tel préretraité serait redevenu apte au travail, par hasard. Cette information a d’abord fait vaciller mes projets. Mais finalement M. Adrian m’a rassuré. On vérifie plus ou moins pour la forme ; en réalité, il suffit de se rendre chez l’expert et d’aller y chercher un tampon, puis d’envoyer la confirmation à l’adminstration.
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L’autre jour, j’étais couché et j’écoutais à la radio un reportage sur la remise des oscars à Hollywood. Une actrice s’est mise à pleurer quand elle est allée chercher son prix et qu’elle a voulu dire quelques mots de remerciements. À force de sangloter, elle ne pouvait plus parler. Au bout d’un moment, je me suis mis à pleurer, moi aussi ! Alors que je ne connaissais ni l’actrice ni le film dans lequel elle avait joué. Je me fous complètement d’Hollywood ! s’exclame M. Adrian.
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La vie devient tellement impossible à élucider que, de plus en plus souvent, je suis tenté par une renoncement général. Mais ensuite je renonce aussi au renoncement général, et je glisse alors vers ce sentiment d’indigence dont je ne veux plus non plus.
— Wihelm Genazino, le Bonheur par des temps éloignés du bonheur (trad. Anne Weber)