Le métier d’écrivain consiste à entretenir un feu qui ne demande qu’à s’éteindre. Un feu dans la neige. Il faudrait prévenir, mettre un panneau. Cela exige une grande volonté. Achever un texte ne veut pas dire être publié, être publié ne veut pas dire être lu, être lu ne veut pas dire être aimé, être aimé ne veut pas dire avoir du succès, avoir du succès n’augure aucune fortune. (p. 13)

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La littérature confisque chaque matinée, la moitié de ma vie. J’en sors étourdi, à midi. On irait bien se recoucher après un tel travail. (p. 15)

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On refuse de compatir. Ma sœur oppose à mon sort la vraie pauvreté, celle des gens de la rue en Inde, des mendiants de Mexico qui, eux, n’ont pas eu le choix. Me vient à l’esprit cette remarque d’Aldous Huxley : « Le contraire d’une chose n’est pas son contraire, mais cette même chose, affectée de l’adjectif vrai: le vrai patriotisme, le vrai christianisme, le vrai socialisme. » (p. 17)

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Après la photographie, on attendait de moi que je me tourne vers un métier plus pérenne, moins incertain, à l’opposé de la littérature. Pour beaucoup, la vie est faite de choix et de décisions. Ces capitaines d’eux-mêmes ne dérivent pas, ne sont jamais naufrages, restent sourds aux chants des sirènes, et par-dessus tout ne s’aventurent jamais dans les eaux froides des pôles artistiques. Depuis l’enfance, ils passent avec satisfaction dans la classe supérieure, l’œil rivé sur leur viseur social. Mariage, épargne, retraite. Le tiercé gagnant. Moi qui ne prenais plaisir depuis tout petit qu’à écrire des histoires et dessiner tout ce qui me tombait sous les yeux, j’aurais volontiers arrêté mes études pour me lancer dans une carrière artistique à la fin de mes deux années de maternelle. (p. 18)

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Si on ne conteste pas mon tempérament artistique, on m’en veut de m’y adonner entièrement, comme s’il se fût agi chez moi non d’un métier mais d’un vice. Pour beaucoup de monde, un artiste ne le devient vraiment que lorsque le commerce de son art atteint une rentabilité socialement acceptable, un revenu équivalent ou supérieur à un SMIC. Montant en deçà duquel il reste un dilettante, c’est-à-dire quelqu’un de pas sérieux, vaguement prétentieux, un jean-foutre.

Je ne suis pas de ces hommes qui vont souvent au théâtre, au cinéma, voir des expositions. Je suis contaminé par l’amour de l’art de l’intérieur. J’aime moins en consommer qu’en produire. (p. 19)

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Il m’apparaît que devenir pauvre ne consiste pas à vivre plus simplement. Au contraire, la pauvreté complique singulièrement ma vie. (p. 20)

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Je redoute que cette insuffisance finisse par me priver d’amitié et d’amour, ce qu’on appelle une vie sociale. On va s’apercevoir des limites que ma situation impose au moindre de mes mouvements, à la moindre de mes initiatives. Quelque chose en moi va paraître diminué, atrophié, je crains qu’on ne se mette à haïr ce qu’on a un peu aimé de moi, mon tempérament artistique. (p. 25)

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Mais la désertion porte en soi quelque chose de déroutant, de suspect. On aime ceux qui se battent, s’opposent, pas ceux qui s’éloignent sans un mot. (p. 27)

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Il faut bien vivre, me dit-on. Bien vivre, moi je n’y arrive pas. Je ne peux pas l’avaler, cette vie-là. Je vis mal sans doute ; je vis autre chose. (p. 27)

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On ne nous laisse jamais en paix sur la question des envies. Tout vous rappelle jour après jour à quel point vous êtes pauvre, quand vous l’êtes.

Vous pouvez bien être philosophe, rêveur, heureux en amour, économe, toujours on vous fait miroiter un voyage en avion, un vêtement à la mode, un spectacle à aller voir. Dans un tel monde, si soucieux de bien-être absolu, la pauvreté fait presque figure de maladie. Quelque chose ne tourne pas rond chez un pauvre. (p. 28)

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La pauvreté vient rarement seule, un cortège d’autres maux alourdit le pas des miséreux confirmés: alcool, drogue, maladie, troubles psychiques, asociabilité, dépression. (p. 29)

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Si cela donne un mauvais goût au bonheur, être dans le besoin, c’est avant tout fatigant. (p. 33)

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Changer de vie quand celle-ci vous est devenue insupportable s’avère moins difficile que de ne pas en changer du tout. (p. 49)

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Je ne tiens pas à lui confier que j’écris, parce qu’au fond, le travail immobile, qui ne se voit pas, ça en fait sourire beaucoup. Le travail dans la tête, les pieds dans des chaussons, ce n’est pas du vrai travail. (p. 53)

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Le travail manuel, s’il est usant pour le corps, reste plus facile à réaliser que le travail artistique en ceci qu’il décharge et allège de bien des inquiétudes mentales. On s’y épuise sans se désespérer, contrairement à l’effort artistique où l’énorme mobilisation d’énergie, d’imagination et de savoir-faire ne garantit pas le succès. Le travail artistique exige d’un homme bien plus que la simple répétition de gestes ou la sollicitation de quelques muscles.

Je découvre aussi la joie inédite du travail terminé à une heure précise, l’apaisement d’une journée accomplie. Le travail artistique, lui, ne se termine jamais tout à fait. On reste des semaines, des mois ou des années l’esprit occupé par une activité en cours, en suspens. La charge est moins physique que mentale, la rumination incessante. Il demande une attention continue. Le soir ne vient pas soulager le cerveau, mettre fin à l’envie de faire mieux. On doit supporter en permanence ce goût d’inachevé. Le travail artistique, quand on s’y consacre entièrement, est fait d’un bruit de fond que rien ne peut interrompre. Mes petits boulots ont cette vertu précieuse de me faire vivre, une fois que je les ai accomplis, de véritables moments de détente. (p. 56-57)

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Je ne suis libre de presque rien. Je ne suis pas de ces femmes et ces hommes qui peuvent vivre dans les bois, cultiver leurs fruits, leurs légumes, se restreindre pour limiter leur impact écologique. Je suis épris de liberté certes, mais captif de mes habitudes de consommation, de ma curiosité et de ce que l’on appelle les plaisirs de la vie. Ma mise à l’écart du monde traditionnel du travail n’a rien d’une retraite romantique au monde. Je ne me concentre pas davantage sur l’essentiel, je ne suis pas davantage atteint par les richesses spirituelles que la décroissance promet. Je suis le même homme, mais empêché de jouir des plaisirs matériels de la vie. (p. 60)

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Je guette, dans ces moments d’écœurement, les signes qui pourraient me convaincre d’abandonner tout travail artistique. Car c’est bien lui qui empoisonne la vie de mes proches. (p. 75)

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Lors de ces matinées de molle volonté, il faut me voir me traîner par les rues, les mains dans le dos, l’allure d’un vieillard, pour réaliser à quel point l’idée de l’abandon ouvre devant chacun de mes pas un gouffre abyssal. (p. 76)

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L’idée d’arrêter d’écrire vient à peine m’assaillir qu’aussitôt en moi se lève la révolte. Cela repousse comme une mauvaise herbe. L’envie d’écrire, l’urgence et la joie percent la terre que je croyais avoir asséchée l’instant d’avant.

Les efforts qu’un tel travail réclame, loin de peser sur mon quotidien, l’allègent. (p. 77)

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Je ne sais pas me mettre en colère quand il le faudrait. Je rumine, laisse fermenter en moi toutes sortes de boues. (p. 100)

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Henri regrette que je ne sois pas plus politique. Si au bavardage révolutionnaire et aux barricades je préfère la désertion, l’évasion, c’est que j’ai sur ce monde moins de certitudes que de simples sentiments, lui dis-je, mais en moins bien formulé et la bouche pleine. Je lui explique que je n’aime pas rencontrer d’autres artistes dans mon cas. Je ne veux pas leur ressembler, ni que mon sentiment particulier se trouve dissous dans un général révolutionnaire. Je suis sans doute une partie insignifiante de cette misère artistique, de cette galère emplie à ras bord de femmes et d’hommes ambitieux, empêchés par le sort, mais je tiens à ma singularité, aussi misérable soit-elle, à l’instar de ces filles que certains trouvent laides, mais à qui la disgrâce d’une bouche trop grande donne pourtant l’attrait de l’originalité. (p.108)

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J’ai lu un nombre considérable de livres dont le souvenir s’est évaporé. À l’ennui d’une conversation littéraire s’ajoute l’inquiétude que j’ai, chaque fois qu’on me parle d’un auteur, de me découvrir si oublieux, si écervelé. (p. 109)

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Si l’on avait conservé l’ancien vocable de politesse au lieu de le remplacer par celui plus enfantin et plus ambigu de vivre-ensemble, il aurait été plus difficile aux idéologues de nous faire accepter une coexistence si peu décente. Le vivre-ensemble apporte peu de précisions sur les conditions de ces vies qu’on aimerait voir s’accorder. Les vertus de la politesse sont plus claires: elles en appellent à un respect sans faille. (p. 149)

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Il n’est plus temps de sauver le monde. Ne compte plus pour moi que la manière de m’y tenir à peu près droit. (p. 156)

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L’emploi exclusif des prénoms pousse à l’indifférence, à l’exclusion du facteur humain, alors qu’il suggère le contraire. Votre histoire n’intéresse pas. Sous le couvert sympathique de l’emploi du prénom emprunté à l’usage amical, il s’agit en réalité d’expurger toute empathie véritable des relations. […] Appeler les prostituées Léa, Camille, Sarah a l’avantage de ne pas distraire le client de l’objet de son intérêt. Si on lui fait choisir la prostituée par son nom entier, Léa Gontrant, Camille Benamou, Sarah Esposito de la Hoya, le désir en est alourdi, ralenti de considérations parasites, humanistes. Dans la méthode de travail de la Plateforme, l’usage généralisé des prénoms augure de même un rapport humain réduit à sa plus stricte utilité, un rapport vidé de contexte, de toute possibilité de sensibilité. (p. 161-162)

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Le cynisme de ces concepteurs me dépasse. Si le patronat des années soixante, aux méthodes autoritaires grotesques, semble être en passe de disparaître, que dire de leurs enfants inventeurs d’un management à la convivialité hypocrite, implacables tyrans en baskets ? (p. 164)

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On s’indigne de travers : Il devrait tout de même y avoir un moyen d’empêcher ça ! dit-on. Et puis le train repart comme avant, on continue d’acheter ce qu’on peut s’offrir, de voyager dès qu’on en a le temps, de bouffer ce qu’il reste d’énergie, de matières, de planète. On ne va pas s’arrêter de vivre tout de même ! (p. 170)

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C’est simple : j’écris en partie contre le silence. Les vieux laissent la radio allumée toute la journée, certains parlent à leur téléviseur. Cela fait une présence. Les églises n’y suffisent plus. Moi, j’écris. J’écris à des amis absents, imaginaires et que je ne sais pas me faire dans la vie réelle. Beaucoup s’imaginent un Dieu à qui parler, moi juste quelques amis. Ce qu’il y a de beau, c’est la sincérité avec laquelle on croit à ce qu’on imagine. Même ceux qui prétendent ne croire en rien, dans le noir ils ont peur de quelque chose qu’ils ne peuvent pas s’empêcher d’imaginer. On imagine beaucoup au fond. Tant qu’il y aura de la place pour l’imagination, il y aura des dieux, des artistes et des monstres dans le noir. (p. 176)

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Chaque jour, le temps d’une matinée d’écriture, mes tourments s’effacent devant le plaisir, page après page, d’un ouvrage en construction. (p. 177)

— Franck Courtès, À pied d’œuvre