Dans ce récit, dont je reconnais que malgré sa brièveté il est une œuvre assez complexe, il n’était pas dans mon intention de toucher au surnaturel. Cependant plus d’un critique eut tendance à le considérer de cette façon ; ils virent en lui un effort de ma part pour donner libre cours à mon imagination en l’entraînant au-delà des frontières du monde de l’humanité vivante et souffrante. Mais en fait mon imagination n’est pas du tout d’un matériau aussi élastique. Je crois que si je m’efforçais de lui imposer la tension du surnaturel, elle connaîtrait un échec déplorable et ne montrerait qu’une hideuse béance. De plus je n’aurais jamais pu tenter pareille chose, car tout mon être moral et intellectuel est pénétré de la conviction irrépressible que tout ce qui appartient au domaine de nos sens doit se trouver dans la nature et, si exceptionnel qu’en soit le caractère, ne peut être essentiellement différent de tous les autres effets produits par le monde visible et tangible dont nous sommes une partie embarrassée. Le monde des vivants contient déjà bien assez de merveilles et de mystères ; des merveilles et des mystères qui agissent sur nos émotions et sur notre intelligence par des voies tellement inexplicables que cela justifierait presque une conception de la vie comme un état enchanté. Non, je suis trop ferme dans ma conscience du merveilleux pour être jamais fasciné par le simple surnaturel qui (qu’on le prenne comme on voudra) n’est qu’un article fabriqué, le produit d’esprits insensibles à la délicatesse intime de notre relation aux morts et aux vivants, dans leurs multitudes innombrables ; c’est une profanation de nos plus tendres souvenirs, une offense à notre dignité.

— Joseph Conrad, extrait de la Note de l’auteur sur la Ligne d’ombre (trad. Florence Herbulot)