Après le petit déjeuner commence la séance collective d’hypnotisation télévisuelle. (p. 19)
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Silence. Ça bourdonne entre mes tempes. De toute façon, je me tais par principe : pour protester, sy-sté-ma-ti-que-ment. Contre tout. Cela depuis l’instant où il m’est apparu clairement que je ne sortirais plus d’ici. En outre, je n’ai rien à ajouter aux conneries qui se débitent sans arrêt autour de moi, chaque putain de jour, tous les jours de merde de six heures et demie du matin jusqu’à la nuit. Personne ne m’a jamais entendu dire quoi que ce soit, vu que je n’ouvre la bouche que pour ingérer la ragougnasse qu’ils nous jettent en pâture. (p. 22)
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Être, comme on le dit, dans ses pensées, c’est ne rien penser. Des flashes. Des bribes. Des linéaments. Promenant mes yeux autour de moi, j’observe que certains clients fixent droit devant eux leurs regards vides ; leur corps oscille, en avant, en arrière, leur visage est plissé par les pensées, mais que pensent-ils, à quoi pensent-ils, un euro pour leurs pensées, je ferais mieux de le garder pour moi car je n’obtiendrai que de la vacuité en échange. Observe-toi toi-même, fait une voix quelque part dans mon for intérieur. Absurde, il n’y a pas de voix dans les profondeurs de mon être ; suis-je une piscine ? (p. 30)
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Dormez-vous bien, Monsieur Busken, demande-t-elle. Je ne réponds pas, bien sûr. Est-ce que vous pensez, est-ce que vous ruminez en vous-même, vous faites-vous du mauvais sang à tel ou tel propos, avant de vous endormir ? Vous rêvez ? Cette inquiétude se prolonge-t-elle à travers votre rêve ? Ça te regarde, sorcière de malheur, ça manque à ton fichier ? (p. 31)
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Elle veut savoir si j’entends des voix intérieures, des voix dans ma tête, qui peuvent tout aussi bien loger dans mon ventre, quel genre de voix, ce que disent ces voix, si j’enregistre cela profondément et soigneusement au-dedans de moi. (p. 31)
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Exception faite du temps pris par les repas en commun et de celui durant lequel je fume, dehors, ma cigarette, je suis presque toujours dans cette pièce. Seul, loin des hordes. J’ai besoin d’être seul. Qu’on me laisse tranquille. La porte, hélas, ne ferme pas à clé. Si l’occupant a déjà fait une fugue, a commis quelque autre grave manquement, ou bien encore en cas d’épidémie de choléra ou de gale, sa porte peut être verrouillée de l’extérieur ; à l’intérieur il n’y a même pas de trou de serrure. Tout un chacun peut donc entrer dans ma chambre, qui plus est sans frapper, si bon lui semble. (p. 37)
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Ensemble, nous regardons dehors, dans le vide, à travers la vitre. (p. 43)
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Ne songez pas au passé, je vous en conjure, le présent est déjà, à lui seul, épouvantablement effrayant. (p. 45)
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Je me suis retrouvé en plein désarroi, du fait de cet entretien tripartite, durant lequel, après m’avoir installé dans mon fauteuil roulant, ils ont fait de moi non la quatrième, mais la cinquième roue du carrosse, se comportant comme si je n’étais pas là, et conférant, à mon sujet, de la même manière que s’ils parlaient d’un animal empaillé, voire d’une dalle de trottoir ou d’un métal venu du cosmos, libéré après une collision d’étoiles. (p. 64)
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Il faut que je pense à une seule chose à la fois, et que je cesse de monter et de descendre des escaliers latéraux, tels qu’on en voit dans les gravures de M.C. Escher et de Maurits Cornelis, sur lesquelles ces systèmes d’escaliers vous conduisent à la fois vers le haut et le bas en un même mouvement perpétuel. Ce qui vous donne le vertige, et vous plonge dans un état de confusion et d’égarement tel que vous ne savez plus où donner de la tête. (p. 85)
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Mon intelligence exceptionnelle a en effet été longtemps sous-estimée, mes talents ont été méconnus, ce à quoi il a fallu que je me résigne avec placidité et modestie. (p. 86)
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J’ai pris et je prends encore, certes, largement mon temps, et m’octroie du repos, pour laisser mûrir mes idées. Monsieur Busken vit dans un monde parallèle qui lui est propre, où nous ne pouvons pénétrer pour le moment ; le professeur Teurlings présentera d’ici peu ses conclusions. (p. 87)
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Des pensées et encore des pensées. Très facilement, une pensée mène à la suivante, qui fait de même, et ainsi de suite, puisque aussi bien les pensées vont et viennent, au détriment de la rigueur du raisonnement. C’est là une réalité dont le penseur doit rester pénétré. (p. 92)
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À l’intérieur de la housse git manifestement quelqu’un qui, désormais palindromisé en quatre lettres, d-o-o-d, mort, ne se réveillera plus, mais alors jamais plus, et fera dodo pour toujours, qu’on le retourne dans un sens ou dans l’autre. Dites cela aux abeilles. Un mort peut-il encore être considéré comme une personne ? (p. 98)
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Il ne faut pas me toucher à l’improviste quand je suis absent à moi-même et que je ne vois ni n’entends rien. Cela provoque traumatismes et turbulences dans le secteur-de-ma-santé-mentale. (p. 135)
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De tous les clients ici réunis, je suis le seul qui soit normal. (p. 144)
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La gent soignante vous aborde toujours de façon soudaine, à pas feutrés, ce qui généralement me fait sursauter. (p. 146)
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Heureusement, je n’oublie jamais rien. C’est pourquoi j’ai le cerveau si plein. De temps en temps, le superflu devrait s’écouler par un robinet, mais qu’y a-t-il de superflu dans un encéphale aussi puissant que le mien ? (p. 155-156)
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Chaque chose doit avoir une place fixe et la conserver, c’est ce qu’il y a de plus sain pour le moral et l’équilibre mental. (p. 171)
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Pour préserver et garantir la certitude, ce qu’on a à dire doit être énoncé clairement et avec précision ; c’est là un adagio auquel je me conforme strictement. (p. 173)
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Quel jour sommes-nous aujourd’hui? Lunmer, jeumanche, divensame. Quelle année est-ce, en quelle année vivons-nous, et moi, plus particulièrement, en quelle année est-ce que je vis. Je perds le fil des choses, je perds mon propre fil, je m’égare, et cependant, si je savais quelle année c’est, je pourrais calculer quel âge j’ai, je crois; je suis, en tout cas, pitoyablement vieux. Un homme est vieux quand ce sont des inconnus qui le lavent – qu’il s’agisse d’une femme, d’un autre homme, d’une personne ayant changé de genre, dont le genre est en cours de reconstruction ou bien encore d’une personne réunissant en elle plusieurs genres; tout cela porte le même uniforme, à vous de vous y retrouver. Le vieillard assis sur le couvercle des toilettes, comptant les carreaux sur le sol, accepte son sort avec résignation, que peut-il faire d’autre. Il pisse toujours, mais avec quoi ? Il n’a plus pour cela qu’un bout de peau dérisoire, un petit tuyau flasque que tous ces inconnus préposés au nettoyage des vieux s’entêtent à retrousser, parce que c’est hygiénique, et qu’il faut que ce soit bien propre, pas vrai Monsieur Busken ? Un petit pois, ratatiné et anémié, s’y trouve encore, vestige du gland robuste et gorgé de sang qu’il contenait autrefois. (p. 201-202)
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Je suis attaché aux certitudes, et je tiens à ce que tout demeure en place et que rien ne vienne déranger ce à quoi je suis accoutumé. Être sans certitudes, c’est se trouver dans la situation d’un lecteur qui, alors qu’il est plongé dans un livre, s’aperçoit soudain que des pages en ont été arrachées, ou, qu’ayant été caviardées, des parties du texte lui sont devenues inaccessibles. (p. 220)
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Qui comprend mon indignation et ma colère, qui comprend ma solitude. (p. 235)
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Votre prose, ajoute l’éditeur, produit une telle impression d’anxiété et de frénésie que le lecteur en est essoufflé. (p. 238)
— Jeroen Brouwers, le Client E. Busken (trad. Bertrand Abraham)