Concernant cette histoire de solitude, Fouks disait que c’était un état à viser en toute priorité de même qu’à fuir en toute priorité, et pour avoir constamment tergiversé entre l’un et l’autre de ces états il en était arrivé à la conclusion qu’il n’y a pas plus de solitude idéale que de compagnie idéale, rien qu’une agitation grotesque de nerfs, si bien que d’après lui c’est à notre apparition inespérée dans son champ de vision que Montoya devait selon toute probabilité d’avoir in extremis recouvré la maîtrise de lui-même. Mais je pense qu’en vérité Montoya n’avait jamais perdu cette maîtrise, ou ce sang-froid qui à mes yeux le caractérisait. Quoi qu’il en soit, ces trois-là semblaient se trouver assez bien ensemble, malgré le fait qu’aucun d’eux ne manifestât jamais de débordement inconsidéré, et qu’ils fissent généralement l’effet de personnages sans gaieté, gaieté dont j’étais moi-même totalement dépourvu. Et si une forme de joie avait autrefois existé chez eux (joie de vivre) elle donnait l’impression de les avoir depuis longtemps désertés, et sans doute s’étaient-ils, après quelque temps d’étonnement, habitués à se passer d’elle.

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Ces derniers temps, je m’étais mis à lire le journal, qui fournissait un tout autre genre de renseignements que ceux que je trouvais dans les livres. L’impression que j’en retirais, c’est qu’à rares exceptions près les hommes prenaient à tout moment un nombre incalculable d’initiatives aberrantes qui les menaient droit au désastre, et ça avait l’air de durer depuis un bon moment. Du journal je lisais absolument toutes les pages, comme j’avais vu le faire Fouks, y compris celles qui étaient couvertes de colonnes de chiffres, en arrière-plan desquels, pour peu qu’on en suivît comme moi de près les variations, se profilaient quantité d’invisibles et impitoyables bagarres, menées celles-là non pas à coups de lance-missiles ou de couteaux de cuisine mais depuis des ordinateurs lisses et silencieux semblables à celui qu’utilisait mon frère pour son travail de traducteur, travail qui ne l’occupait plus que modérément et permettait tout juste de nous faire vivre.

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À notre retour il m’a fallu plusieurs jours pour, dans le silence de la ferme, retrouver un peu de l’ordre du monde, dont Fouks dit qu’il ne peut se ressentir qu’en l’absence des humains perpétuellement occupés à leurs misérables et chaotiques agissements, et mon frère a décrété qu’il n’était plus question pour moi de réitérer ce genre d’expédition et que nous ne bougerions plus de là avant un certain temps.

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Aux chiens, il me semblait savoir qu’il faut s’adresser avec le plus grand calme dans la voix, comme d’ailleurs à tout homme et en toute circonstance, et je me demandais maintenant ce que serait ma propre voix si je la faisais entendre un jour, tranquille et posée, ou bien emportée comme celle de mon frère au moment où il invectivait le chien, le poing brandi en direction du paysage. Je restais dans cette ignorance inquiète de la façon dont sortirait ma voix, aussi bien dès les premiers mots atrocement brutale, outrée, blessante pour mon frère, dont les cris réitérés à l’endroit du chien restaient et resteraient sans effet, comme il devait parfaitement le savoir, si bien qu’on pouvait se demander à qui, en réalité, il les destinait.

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Je m’étais un temps attelé à la recherche d’un emploi qui pourrait convenir à mon frère. Mais personne, dans les annonces des journaux que je trouvais chaque jour empilés sur la table de la bibliothèque, ne réclamait un traducteur d’italien, et je n’étais pas certain que mon frère disposât des qualités managériales dont il était partout fortement question. Vos capacités à vous imposer et à conduire le changement sont essentielles, lisais-je. Reconnu pour vos excellentes qualités relationnelles, vous souhaitez aujourd’hui valoriser votre expérience au sein d’un environnement exigeant dans lequel initiative et leadership sont des facteurs clés de réussite, lisais-je encore. Manager terrain reconnu pour votre capacité opérationnelle, vous disposez d’une vision fine de chacun des services impliqués et avez un sens aigu des outils de pilotage. Vous êtes une force de proposition pertinente qui aurez su mettre en place une structure logistique de fond en comble au niveau opérationnel, organisationnel et transverse. Je refermais le journal. De quoi parlait-on ? Qui donc avait mis au point ce langage et quelle sorte de gens trouvaient le moyen d’y répondre ? Je manquais là-dessus d’informations, mais les annonces, dans leur formulation, m’épouvantaient, qui faisaient surgir des visions de postulants héroïques prêts à se définir, puisque c’est ça que manifestement on exigeait d’eux, comme des forces de proposition pertinentes, et elles m’épouvantaient aussi dans le sens où elles n’étaient apparemment pas contestées, il y en avait en effet des pages et des pages, jour après jour, on avait donc laissé ce langage s’élaborer et s’établir ces critères de sélection auxquels j’étais finalement soulagé que mon frère, quelles qu’en soient les conséquences sur notre avenir, n’eût pas la plus petite capacité de satisfaire.

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Vieux et malade, ce qui nous donne un motif, a dit Fouks après que nous eûmes commencé à rouler. Cependant, a-t-il poursuivi, la plupart du temps le motif n’existe pas, ni le moindre indice annonciateur. Un individu déambule tranquillement dans la rue, fait ses achats, ne manque pas de saluer ses connaissances, se comporte en somme comme on l’a toujours vu se comporter, et dans le quart d’heure qui suit le voilà qui en a fini avec l’existence — ni plus ni moins, en vérité, que ce qu’il a toujours été, un suicidé en puissance. Ce monde, a dit Fouks, est rempli d’individus dont la logique est tout bonnement le suicide et qui ne font, un beau jour, qu’aller au bout de cette logique. Et chacun alors s’étonne et s’interroge, les supputations les plus farfelues sont avancées, on s’acharne à trouver un motif quand il n’y a pas de motif, sinon la vie qui est en soi un excellent motif de suicide. Mais nous ne voulons admettre ni la logique ni la cohérence de celui qui met un terme à ses jours alors même qu’il vient de déposer son imperméable au pressing ou d’accepter une invitation à la campagne. La violence du suicide est dans sa logique, nullement dans son motif, a-t-il ajouté, c’est pourquoi nous refusons la logique. Nous concevons qu’un individu mette fin à ses jours à la condition qu’il n’ait pas, et avec un tel enthousiasme, accepté notre invitation à la campagne au moment où nous l’avons rencontré au pressing, à la condition qu’il présente tout ou partie des symptômes d’un homme sur le point de se suicider.

— Véronique Bizot, Âme qui vive