II. Siu Oniriachvili
Une partie importante de notre existence s’est déroulée dans des camps de rééducation, car parfois, au lieu de nous tuer, on nous offrait la possibilité de nous intégrer à la société et d’apprendre comment participer aux constructions mentales, aux loisirs, aux guerres et au système de valeurs que prônait l’ennemi. Il fallait cependant pour arriver à cela suivre un entraînement complexe et procéder étape par étape pour prendre en compte nos déviances génétiques et notre coriacité. À en croire ceux qui nous tapaient dessus, nous appartenions à une espèce que les savants de l’ennemi ou même les organisations caritatives recensaient parmi les hominidés les plus arriérés et les moins dignes de soutien et de confiance. L’expérience d’ailleurs confirmait cela, elle montrait que nous étions des sujets peu malléables, dissimulant de noires obstinations sous une surface trompeuse d’idiotie, et en résumé tristement hypocrites quels que fussent les exercices d’épanouissement ou d’apostasie qu’on nous proposait. Nous étions en outre prompts à la récidive. Les médecins et les policiers qui soignaient nos tares dans leurs ateliers spéciaux avaient tendance à penser qu’on pouvait à la rigueur obtenir une rémission des aberrantes maladies mentales qui nous frappaient, mais que la guérison proprement dite était impossible. Nous leur donnions raison dès qu’ils tournaient le dos. Au sortir des centres, ceux qui avaient survécu au traitement retombaient aussitôt dans la misère sociale et le crime en bande, reprenaient le chemin de la subversion et n’appliquaient absolument aucune des leçons reçues.
Le groupe de Siu Oniriachvili, une de nos meilleures idéologues, fut capturé dans son intégralité une première fois, au milieu des catacombes où il se cachait. Je me rappelle parfaitement notre arrestation et notre longue mise en quarantaine. On nous avait annoncé que le camp était administré par des organismes internationaux de bienfaisance et que les méthodes qu’on allait appliquer sur nous avaient déjà été testées sur des animaux avec un certain succès, dans la mesure où la plupart de ceux qui avaient survécu avaient cessé d’être sauvages et répondaient aux questions qu’on leur posait sans exiger qu’on leur définisse d’abord ce qu’était la liberté et ce qu’était l’humanisme. Nous eûmes longtemps l’impression de ne pas progresser, mais, après plusieurs semaines de bastonnades et de conférences intensives, on nous déclara par haut-parleur que nous avions franchi un premier niveau dans le programme qu’avaient établi les experts internationaux, et on nous expliqua que nous allions à présent aborder une deuxième phase pédagogique.
Un matin, alors que l’aube avait déjà considérablement éclairci la nuit, on nous poussa en troupeau le long des couloirs et on nous fit entrer dans des bâtiments préfabriqués auxquels nous n’avions pas eu accès encore. Après nous avoir matraqués paresseusement avec des tuyaux de plomb enveloppés de caoutchouc, on nous invita à prendre place derrière des pupitres, dans une salle de classe qui sentait la serpillière, le plancher mouillé et le champignon.
On posa devant nous un formulaire et un crayon.
Il fallait répondre à la question suivante : « Si vous deviez partir sur une île déserte avec un livre pour tout bagage, quel ouvrage emporteriez-vous ? »
Cette question nous parut aussitôt contenir un piège. Sans doute s’agissait-il pour les responsables de tester notre degré actuel de soumission à la culture majoritaire, ou d’archiver des exemplaires de notre écriture qui serviraient de preuves dans les enquêtes antiterroristes à venir. Nous échangeâmes quelques regards et nous décidâmes d’adopter une attitude collective qui, sans passer pour une rébellion ouverte, serait en accord avec les circonstances et pointerait une fois de plus sur notre très bas niveau de compréhension de la langue des maîtres, sur nos incapacités organiques et sur notre relation désastreuse à la civilisation dominante. Comme les autres, je me mis à grimacer en faisant semblant de réfléchir. Le crayon levé au-dessus de la feuille qui restait blanche, je me mordillais les lèvres et je soupirais d’un air sincèrement soucieux et halluciné.
L’examinant passait à côté de nous et frappait bruyamment les armatures en fer des pupitres. Notre absence de réponse l’énervait. Siu Oniriachvili prit la parole, ce qui lui valut une violente réprimande avec matraquage en pleine face. Tout en essuyant le sang qui lui coulait sur le visage, elle prétendit être victime d’une crise d’illettrisme et être incapable de se souvenir des graphes les plus élémentaires. Nous appuyâmes ses dires, narrant dans le désordre et sous les coups d’autres occasions auxquelles nous avions assisté, et où elle avait eu des crises semblables. Personne n’écrivait le moindre soupçon de mot, et même l’en-tête des copies, où nous aurions dû remplir des cases, restait vide.
Au bout d’une heure et demie qui fut pénible pour tout le monde, on nous reconduisit chez nous, dans la zone du camp qui était la plus maniaquement encerclée de barbelés, et, quand nous fûmes de nouveau bouclés et isolés à l’intérieur des cellules, l’administration s’adressa à nous par haut-parleur.
Plusieurs orateurs se succédèrent. Les discours étaient brefs mais globalement amers. On nous annonça que la première phase pédagogique allait reprendre. On déplora la précipitation optimiste avec laquelle on avait estimé nos progrès. Nous avions failli nous hausser jusqu’à la phase deux, mais, finalement, non, il fallait tout recommencer à zéro. La voix grésillante d’un des bienfaiteurs internationaux se mit à stigmatiser notre absence de bonne volonté, notre sournoiserie imbécile, notre attirance pour le vice et l’échec, et fit remarquer que les mêmes tests avaient mieux réussi sur d’autres populations d’Untermenschen en déroute.
Nous n’écoutions plus, d’abord parce que nous n’aimions pas la langue des maîtres et ensuite parce que les efforts intellectuels que nous venions de fournir nous avaient épuisés. Nous n’avions réellement compris qu’une chose, que nous allions rester enfermés ici jusqu’à nouvel ordre au niveau un, au niveau le plus bas que préconisait le programme des experts. Et, pour tout dire, nous étions loin de voir là la source d’une humiliation cuisante.
— Lutz Bassmann, Danse avec Nathan Golshem