21. POUR FAIRE RIRE GURBAL KOUM

Au fond de l’asile, il y avait une salle de rangement, destinée à entreposer les serpillières mouillées, les produits d’entretien et les balais, et c’était là que notre camarade Maroussia Vassiliani dispensait des cours de métaphysique. Nous en avions tous besoin. Les questions que nous nous posions ne nous avaient jusque-là apporté que des ennuis gastriques et peu de réponses. Quand nous réfléchissions à nous-mêmes et au destin qui nous était réservé, la nausée nous convulsait. La durée abominablement courte de notre séjour sur Terre suscitait chez beaucoup d’entre nous des cris indistincts et des renvois acides. Et je ne parle pas des haut-le-cœur qui nous ébranlaient douloureusement quand nous prenions la mesure de notre immense solitude en face de la normalité et de la propagande des maîtres.

Maroussia Vassiliani mettait de l’ordre dans nos images. Elle nous expliquait le monde, les systèmes qui le régentaient, la lutte de classes et l’échec de la révolution mondiale, et elle nous aidait à accepter la défaite et l’absence totale d’espoir individuel et collectif. Elle se penchait sur nous avec intelligence, en s’adaptant à nos possibilités intellectuelles et à notre vocabulaire. Peu à peu, ses leçons se gravaient en nous. Le vomi se présentait encore au fond de la gorge et jaillissait, mais les spasmes nous torturaient le ventre avec moins de violence. Il nous arrivait même de ne rien expulser pendant les hoquets, ou alors seulement de maigres filets et non des gerbes. Grâce à Maroussia Vassiliani, l’incongruité de notre voyage dans l’existence, mais surtout le mystère de notre nature avaient perdu un peu de leur horreur. Nous ne comprenions toujours pas pourquoi on nous avait joué la très mauvaise farce de nous doter d’une conscience. Mais nous avions réussi à enfin entrevoir ce que nous étions et ce que nous n’étions pas, et, du coup, nous pouvions vivre l’essentiel de ce rêve scandaleux avec une plus grande désinvolture. Sur une partie importante des questions que nous nous posions, la réponse avait été apportée. Elle manquait peut-être de rigueur scientifique, mais c’était une réponse.

Maroussia Vassiliani avait affaire à un public dont les limitations mentales étaient patentes, mais qui avait une grande soif d’apprendre. En dehors de nous, qui nous considérions comme ses disciples, il y avait aussi plusieurs débris collatéraux qui, comme nous, possédaient une tendance à la position verticale et un peu de langage. Nous formions une classe d’une dizaine d’individus, dont une bonne part d’hydrocéphales. Pour ne pas déconcerter ses auditeurs, Maroussia Vassiliani avait simplifié les choses. Ses leçons refusaient la culture savante. Elles respectaient notre niveau de compréhension et ne visaient pas plus loin.

Je ne sais pas ce que les autres ont retenu. Nous étions des élèves difficiles, et le local qui nous accueillait ne favorisait pas la concentration. J’essaie de me rappeler Maroussia Vassiliani et les explications qu’elle nous donnait, entourée de poubelles et de seaux pour le lavage des sols, de balais-brosses, de bouteilles d’eau de Javel, et à ma mémoire ne se présente qu’un seul moment de son cours, un seul point essentiel, mais, celui-ci, intensément cristallisé en moi, très vif, très imagé, très clair.

Ce point fondamental ne concerne pas l’histoire du Parti et de ses héros, ni les moyens de parvenir à une libération instantanée de tous, ni les techniques de base de la dissimulation de preuves et des représailles.

Personnellement, ce que j’ai avant tout retenu des cours de Maroussia Vassiliani, c’est que j’étais un sac comme les autres. Nous étions tous des sacs.

Hermétiques et pourvus de nombreuses ouvertures, dont certaines malodorantes, mais condamnés quoi qu’il arrive à rester hermétiquement seuls.

Nous sommes des sacs.

À l’intérieur sont entassées tant bien que mal des machines molles qui nous organisent. Cette machinerie nous autorise à bouger, à cligner des paupières ou à marcher, elle s’arrange pour qu’à aucun moment nous n’oubliions de respirer, elle nous permet de reprendre conscience après le sommeil, et elle nous oblige à persister coûte que coûte et quelles que soient les circonstances, même si les circonstances sont ignoblement insupportables. Elle nous oblige à persister coûte que coûte jusqu’à ce que sonne l’heure de la mort. L’apparence extérieure des sacs a un caractère anecdotique et ne compte pas. Qu’ils aient une tête couronnée ou patibulaire, les sacs ont un aspect variable mais les différences entre eux sont pratiquement négligeables, surtout si on va regarder à l’intérieur. L’intérieur est structuré en chacun de la même manière, selon une tradition qui a commencé à s’établir quelques dizaines de millions d’années avant les grands singes et qui n’a guère été remise en cause par la suite. C’est dire si elle est solide, cette tradition. Elle est gigantesquement plus solide que les sacs eux-mêmes.

Les sacs sont des millions de fois plus fragiles que la tradition, disait Maroussia Vassiliani. Mais, contrairement à elle, disait-elle, ils n’ont aucun avenir.

Aucun avenir.

Les sacs s’abîment à toute vitesse, et il arrive aussi qu’un mauvais coup du destin ou d’un ennemi les crève prématurément. Il arrive qu’avant l’avenir une lame les perce et les crève. Mais ce n’est pas de cela qu’il faut se préoccuper quand on parle des sacs, ne cessait de répéter Maroussia Vassiliani. La déchirure intervient toujours à un moment ou à un autre, il n’est pas nécessaire de la considérer avec effroi alors qu’elle n’est pas encore intervenue, et, quand elle intervient, il n’est pas nécessaire de sangloter sur le sac et son avenir foutu en l’air.

L’élément principal sur quoi réfléchir n’était pas la déchirure inévitable du sac, mais son étanchéité.

Le sac était solitaire, insignifiant et étanche, sans la moindre possibilité de devenir non solitaire, non insignifiant et non étanche. Qu’il se trouve dans un état de compagnonnage, en position nuptiale, noyé dans le torrent d’une cohue ou plongé dans la plus noire et désolante solitude, le sac devait comprendre que son étanchéité était sans remède.

Je me rappelle les termes qu’utilisait Maroussia Vassiliani, je me rappelle sa voix un peu gouailleuse.

— Arrêtez de jouer avec les balais, ça n’avance à rien, disait Maroussia Vassiliani. Avec ou sans balais, nous sommes tous affreusement étanches.

Un des développements les plus appréciés de la théorie de notre institutrice concernait la propagande qui voulait nous faire croire que nous pouvions, dans certains cas de figure, rompre notre irrémédiable étanchéité. Nous avions vite saisi qu’il ne fallait pas se laisser abuser par le fatras poétique et par les racontars des illuminés du Parti, des intellectuels et des gogos, c’est-à-dire d’à peu près tout le monde. Tous véhiculaient une légende selon laquelle les sacs pouvaient, dans l’exaltation, par exemple dans l’exaltation amoureuse ou dans le vertige de la révolution mondiale, se déverser l’un dans l’autre et composer une commune à deux ou plusieurs sacs, un au-delà collectif du sac individuel. Cette légende était apparue à l’âge de pierre et elle avait été confortée par les développements absurdes de la littérature romantique des quatre derniers millénaires. Même les poètes guerriers du post-exotisme avaient hésité à la contredire formellement. Avec aussi peu de contradicteurs, elle jouissait d’une popularité que rien n’ébréchait.

— Croyez pas à la propagande ! ne cessait de répéter Maroussia Vassiliani. Vous aurez jamais aucune chance de vous glisser à l’intérieur d’un autre sac !

Maroussia Vassiliani continuait sur le même ton. Elle voulait nous mettre en face de la vérité sans prendre de gants. Chacun de nous était immensément seul, point à la ligne. Elle voulait ainsi faire reculer notre angoisse. Et notre angoisse reculait. Nous vomissions moins, ayant mieux compris que, dans le système global dans lequel on nous avait enfermés, tous étaient logés à la même enseigne.

Entre sacs il est évidemment possible de communiquer, et, concrètement, les sacs peuvent se retrouver ensemble et se toucher, mais chacun reste enfermé derrière sa pellicule élastique sans avoir pu rejoindre un autre sac ou se mélanger à lui.

— Regardez les grandes manifestations prolétariennes, disait Maroussia Vassiliani. Regardez le Parti. C’est une addition de sacs, ça dépasse jamais ce niveau. Des sacs les uns à côté des autres. Mais il y a pas mélange du contenu des sacs. Et, en tout cas, pas un grand sac.

Elle faisait une pause pour séparer ceux d’entre nous qui essayaient de se crever mutuellement avec le manche des lave-ponts.

— Regardez les amoureux, poursuivait-elle.

Les sacs se touchent, s’entortillent et se pénètrent durant les parades nuptiales et pendant le viol qui va avec, mais il ne s’agit pas d’un mélange des contenus. Les excrétions de liquides passant de l’un à l’autre, compte tenu de leur brièveté et de leur petite quantité, ne correspondent pas à une authentique mise en commun des contenus des deux sacs concernés. On ne peut pas se retrouver à deux dans le même sac, devenir un unique sac. L’impression d’une fusion au moment du coït, si souvent chantée, est dopée par la propagande, elle s’appuie sur la légende et sur les sottises des poètes.

— C’est que des conneries, assurait Maroussia Vassiliani. Il y a pas de fusion. Ce serait comme essayer de digérer à deux. Ça tranquillise, mais il y a pas de fusion. Aucun des deux brise sa solitude. Même quand ça devient fébrile et saccadé.

Nous aimions particulièrement les leçons portant sur la parade nuptiale et le viol qui s’ensuivait, car Maroussia Vassiliani se prêtait volontiers aux expériences que nous ne manquions pas de réclamer pour illustrer ses dires. Elle se déshabillait derrière les poubelles et elle nous appelait les uns après les autres. L’expérience une fois réalisée, dans la salle de classe transformée en champ de bataille nous menions une discussion générale. Nous étions tous d’accord sur ce qui s’était passé. En dépit d’une notable proximité charnelle et d’une relative accentuation de notre complicité gymnique, la solitude en chacun de nous n’avait pas été modifiée de manière conséquente. Même quand c’était devenu fébrile et saccadé.

Et il est indéniable qu’ensuite, après ces expériences, nous étions plus tranquilles.

Je ne sais pas ce que sont devenus Maroussia Vassiliani et plusieurs de ses élèves. L’asile a été fermé, et, pendant le transfert, il y a eu un épandage de napalm. Il est possible qu’elle ait brûlé avec les autres.

Tout a brûlé.

Une phrase d’hommage ici s’impose. Puisque j’ai la parole et puisque je tiens encore debout, c’est moi qui vais la prononcer.

Maroussia Vassiliani.

En tant que sac, Maroussia Vassiliani était une femme magnifique.

En tant que sac, Maroussia Vassiliani était une femme magnifique et inoubliable, et, en tant que pédagogue, elle ne manquait pas non plus de panache.

— Lutz Bassmann, Les aigles puent