J’avais passé le reste de la nuit à errer, m’asseyant tantôt dans un café, tantôt dans un autre, chaque fois devant une nouvelle feuille de papier blanc. J’avais pris soin d’emporter avec moi, ne fût-ce que pour m’échauffer un peu, le papier tout froissé qui portait le brouillon de mon poème, comme si je n’avais pas payé assez cher déjà mon attachement à cette part de moi-même si imparfaite. Mais j’avais peur de la détruire. J’aurais eu de la difficulté peut-être à justifier l’émotion dont ces images si malhabiles étaient encore chargées pour moi : je craignais pourtant, si j’y renonçais, qu’il ne me restât rien. Comment faire, me disais-je, pour communiquer par le langage, introduire et fixer dans le discours cet influx merveilleux qui, à des moments, me traversait ? Recréer les mots ? En inventer ? Ils se refusaient à moi. Et comment auraient-ils pu naître, il est vrai, sous ces lumières mauves et violettes des bars, des enseignes, sous ces éclairages d’outre-tombe qui frémissaient parmi le bitume des avenues ?… Ou s’il me venait enfin une expression neuve et forte, il me suffisait de la relire un peu plus tard pour y déceler une origine étrangère : elle appartenait à un autre, je l’avais déjà lue quelque part. Et pourtant n’avais-je pas, moi aussi, quelque chose à dire ? N’étais-je pas précisément rempli de ce que j’avais à dire ? Avais-je ou non ressenti quelque chose devant ces murs, ces chevaux, cette catastrophe quotidienne de la lumière ? Était-ce à moi ou à un autre qu’avaient été données cette façade, et cette ombre sur la façade ? Était-ce moi ou un autre qui avais entendu sur le pavé ce pas tout à la fois assuré et furtif, — le pas du cheval de minuit ?… C’était moi, il ne m’était pas permis d’en douter. Je ne pouvais poser ma main sur mon front, sur ma poitrine, sans la retirer brûlante. Et je serais incapable de commander aux paroles, de projeter ce feu hors de moi, de faire savoir au monde que, moi aussi ?… Hélas, mon impuissance m’enfermait en moi-même, me condamnait à vivre seul. J’avais dit : « L’ombre monte », — et j’étais probablement le seul homme pour qui ces mots dictés par la nature des choses fussent doués d’une force sacrée. Et peut-être chacun est-il un grand poète pour soi-même, mais sa poésie meurt avec lui. J’avais eu tort de dire les choses telles qu’elles se présentaient au premier regard, telles qu’elles étaient entrées en moi, de les désigner d’une manière aussi distraite. Il ne fallait pas les nommer : il fallait en cerner l’absence. Mais cela même n’était pas suffisant. Il fallait faire plus : il fallait tirer d’elles ce son unique pour quoi chacune d’elles était faite, qui était son ultime raison d’être, sa substance cachée. Il aurait fallu être Dieu, — et je me désespérais de n’être qu’un homme entre mille autres… L’aube me surprit, la tête entre les coudes, pesant de tout son poids sur la table, — et je sus combien il pouvait être froid au petit matin le marbre des tables, et combien étaient froids les mots jaillis dans l’incandescence du travail, quand un réveil impitoyable dissipe les fumées flatteuses de nos fièvres. Je relisais, dégrisé, ceux que j’avais essayés l’un après l’autre, durant les heures qui venaient de s’écouler, dans une série d’approximations enthousiastes.

— Paul Gadenne, la Rue profonde