En le regardant, tel qu’il reposait là, Linda songea une fois de plus qu’il était bien séduisant. C’était étrange de se dire qu’il n’était qu’un employé ordinaire, que Stanley gagnait deux fois plus d’argent que lui. Qu’est-ce qu’avait donc Jonathan ? Il manquait d’ambition ; c’était cela, supposait-elle. Et cependant on sentait qu’il avait des dons, qu’il était un être exceptionnel. Il aimait la musique avec passion ; il dépensait en livres tout l’argent dont il pouvait disposer. Il était toujours plein d’idées nouvelles, de projets, de plans. Mais rien de tout cela n’aboutissait. Le feu nouveau flambait en lui ; on croyait presque l’entendre gronder doucement tandis qu’il expliquait, décrivait, s’étendait sur la vision neuve ; mais un instant après la flamme était retombée, il ne restait rien que des cendres et Jonathan allait et venait, ayant dans ses yeux noirs le regard d’un affamé. […]

— Il me paraît tout aussi idiot, tout aussi infernal d’avoir à retourner lundi au bureau, déclara Jonathan, que cela m’a toujours semblé et me semblera toujours. Passer toutes les meilleures années de sa vie assis sur un tabouret, de neuf heures à cinq, à gribouiller le registre de quelqu’un d’autre ! Voilà un drôle d’usage à faire de sa vie… de sa seule et unique vie, n’est-ce pas ? Ou bien, est-ce un rêve insensé que je fais ?

Il se retourna sur l’herbe et leva les yeux vers Linda.

— Dites-moi, quelle est la différence entre mon existence et celle d’un prisonnier ordinaire ? La seule que je puisse voir est que je me suis mis en prison moi-même et que personne ne m’en fera jamais sortir. Cette situation-là est plus intolérable que l’autre. Car si j’avais été poussé là-dedans malgré moi — en me débattant même — quand la porte aurait été refermée, ou dans quelque cinq ans en tout cas, j’aurais pu accepter le fait ; j’aurais pu commencer à m’intéresser au vol des mouches, ou à compter les pas du geôlier le long du couloir, en observant particulièrement les variations de sa démarche et tout ce qui s’ensuit. Mais, dans l’état des choses, je ressemble à un insecte qui est venu de son propre gré voler dans une chambre. Je me précipite contre les murs, je me précipite contre les fenêtres, je bats des ailes au plafond, je fais, en somme, tout ce qu’on peut faire en ce moment, sauf m’envoler au-dehors. Et tout le temps, je ne cesse de penser, comme ce phalène, ou ce papillon, ou cet insecte quelconque : « Ô brièveté de la vie ! Ô brièveté de la vie ! » Je n’ai qu’une nuit ou qu’un jour, et ce vaste, ce dangereux jardin attend là, dehors, sans que je le découvre, sans que je l’explore !

— Mais, si vous avez ce sentiment-là, pourquoi… commença Linda, vivement.

— Ah ! cria Jonathan.

Ce « ah ! » avait presque un accent d’exultation.

— Voilà où vous me tenez ! Pourquoi ? Pourquoi, certes ? Voilà la question affolante, mystérieuse. Pourquoi est-ce que je ne m’envole pas au-dehors ? La fenêtre ou la porte, l’ouverture par laquelle je suis entré est là. Elle n’est pas close à tout jamais… n’est-ce pas ? Pourquoi donc ne puis-je la trouver et m’évader ? Répondez à cela, petite sœur !

Mais il ne lui donna pas le temps de la réponse.

— Là encore, je ressemble exactement à cet insecte. Pour une raison quelconque…

Jonathan espaça les mots.

— … il n’est pas permis, il est défendu, il est contraire à la loi des insectes de cesser, même un instant, de venir frapper, battre des ailes, se traîner sur la vitre. Pourquoi ne pas quitter le bureau ? Pourquoi ne pas examiner sérieusement, en ce moment, par exemple, ce qui m’empêche de le quitter ? Ce n’est pas comme si j’étais retenu par des liens formidables. J’ai deux enfants à élever, mais après tout, ce sont des garçons. Je pourrais filer, partir en mer ou trouver du travail à l’intérieur du pays, ou bien…

Tout à coup, il sourit à Linda et dit d’une voix changée, comme s’il confiait un secret :

— Faible… faible. Pas de vigueur. Pas de port d’attache. Pas de principes qui me guident, s’il faut les appeler de ce nom.

[…]

— Tout cela est mal, tout cela est injuste, répétait la voix crépusculaire de Jonathan. Ce n’est pas le lieu, ce n’est pas le décor… trois tabourets, trois pupitres, trois encriers, un écran de fil de fer.

Linda savait bien qu’il ne changerait jamais, mais elle dit :

— Est-il trop tard, même à présent ?

— Je suis vieux… je suis vieux, psalmodia Jonathan.

Il se pencha vers elle, il passa la main sur sa tête.

— Regardez !

Ses cheveux noirs étaient tout striés d’argent, comme sur la poitrine, le plumage noir d’un grand oiseau.

Linda fut surprise. Elle n’avait aucune idée qu’il grisonnât. Et pourtant, lorsqu’il se tint debout auprès d’elle et soupira, et s’étira, elle le vit, pour la première fois, non pas résolu, non pas audacieux, non pas insouciant, mais déjà touché par la vieillesse. Il semblait très grand sur l’herbe assombrie et cette pensée lui traversa l’esprit :

« — Il est comme une plante sans force. »

— Katherine Mansfield, « Sur la baie », la Garden-Party et autres nouvelles (trad. Marthe Duproix)