Je descendis de nouveau de voiture un peu avant d’arriver chez la princesse de Guermantes et je recommençai à penser à cette lassitude et à cet ennui avec lesquels j’avais essayé la veille de noter la ligne qui, dans une des campagnes réputées les plus belles de France, séparait sur les arbres l’ombre de la lumière. Certes, les conclusions intellectuelles que j’en avais tirées n’affectaient pas aujourd’hui aussi cruellement ma sensibilité. Elles restaient les mêmes. Mais, comme chaque fois que je me trouvais arraché à mes habitudes, sortir à une autre heure, dans un lieu nouveau, j’éprouvais un vif plaisir. Ce plaisir me semblait aujourd’hui un plaisir purement frivole, celui d’aller à une matinée chez Mme de Guermantes. Mais puisque je savais maintenant que je ne pouvais plus rien atteindre de plus que des plaisirs frivoles, à quoi bon me les refuser ? Je me redisais que je n’avais éprouvé, en essayant cette description, rien de cet enthousiasme qui n’est pas le seul mais qui est un premier criterium du talent. J’essayais maintenant de tirer de ma mémoire d’autres « instantanés », notamment des instantanés qu’elle avait pris à Venise, mais rien que ce mot me la rendait ennuyeuse comme une exposition de photographies, et je ne me sentais pas plus de goût, plus de talent, pour décrire maintenant ce que j’avais vu autrefois, qu’hier ce que j’observais d’un œil minutieux et morne, au moment même. Dans un instant, tant d’amis que je n’avais pas vus depuis si longtemps allaient sans doute me demander de ne plus m’isoler ainsi, de leur consacrer mes journées. Je n’avais aucune raison de le leur refuser puisque j’avais maintenant la preuve que je n’étais plus bon à rien, que la littérature ne pouvait plus me causer aucune joie, soit par ma faute, étant trop peu doué, soit par la sienne, si elle était en effet moins chargée de réalité que je n’avais cru.

Quand je pensais à ce que Bergotte m’avait dit : « Vous êtes malade, mais on ne peut vous plaindre car vous avez les joies de l’esprit », comme il s’était trompé sur moi ! Comme il y avait peu de joie dans cette lucidité stérile !

— Marcel Proust, À la recherche du temps perdu

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