La poésie vient chez moi d’un rêve toujours latent. Ce rêve j’aime à le diriger, sauf les jours d’inspiration où j’ai l’impression qu’il se dirige lui-même.

Alors que la poésie s’était bien déshumanisée, je me suis proposé, dans la continuité et la lumière chères aux classiques, de faire sentir les tourments, les espoirs et les angoisses d’un poète et d’un homme d’aujourd’hui. Je songe à certaine préface, à peu près inconnue, de Valéry à un jeune poète : « Ne soyez pas mécontent de vos vers, disait le poète de Charmes à André Caselli. Je leur ai trouvé d’exquises qualités dont l’une est essentielle pour mon goût, je veux parler d’une sincérité dans l’accent qui est pour le poète l’analogue de la justesse de voix chez les chanteurs. Gardez ce ton réel. Ne vous étonnez pas que ce soit moi qui le remarque dans vos poèmes et qui le loue. Mais voici l’immense difficulté. Elle est de combiner ce son juste de l’âme avec l’artifice de l’art. Il faut énormément d’art pour être véritablement soi-même et simple. Mais l’art tout seul ne saurait suffire. »

Il y a certes une part de délire dans toute création poétique mais ce délire doit être décanté, séparé des résidus inopérants ou nuisibles, avec toutes les précautions que comporte cette opération délicate. Pour moi ce n’est qu’à force de simplicité et de transparence que je parviens à aborder mes secrets essentiels et à décanter ma poésie profonde. Tendre à ce que le surnaturel devienne naturel et coule de source (ou en ait l’air). Faire en sorte que l’ineffable nous devienne familier tout en gardant ses racines fabuleuses.

Le poète dispose de deux pédales, la claire lui permet d’aller jusqu’à la transparence, l’obscure va jusqu’à l’opacité. Je crois n’avoir que rarement appuyé sur la pédale obscure. Si je voile c’est naturellement et ce n’est là, je le voudrais, que le voile de la poésie. Le poète opère souvent à chaud dans les ténèbres mais l’opération à froid a aussi ses avantages. Elle nous permet des audaces plus grandes parce que plus lucides. Nous savons que nous n’aurons pas à en rougir un jour comme d’une ivresse passagère et de certains comportements que nous ne comprenons plus. J’ai d’autant plus besoin de cette lucidité que je suis naturellement obscur. Il n’est pas de poésie pour moi sans une certaine confusion au départ. Je tâche d’y mettre des lumières sans faire perdre sa vitalité à l’inconscient.

Je n’aime l’étrange que s’il est acclimaté, amené à la température humaine. Je m’essaie à faire une ligne droite avec une ou plusieurs lignes brisées. Certains poètes sont souvent victimes de leurs transes. Ils se laissent aller au seul plaisir de se délivrer et ne s’inquiètent nullement de la beauté du poème. Ou pour me servir d’une autre image ils remplissent leur verre à ras bord et oublient de vous servir, vous, lecteur.

Je n’ai guère connu la peur de la banalité qui hante la plupart des écrivains mais bien plutôt celle de l’incompréhension et de la singularité. N’écrivant pas pour des spécialistes du mystère j’ai toujours souffert quand une personne sensible ne comprenait pas un de mes poèmes.

[…]

Je n’attends pas l’inspiration pour écrire et je fais à sa rencontre plus de la moitié du chemin. Le poète ne peut compter sur les moments très rares où il écrit comme sous une dictée. Et il me semble qu’il doit imiter en cela l’homme de science lequel n’attend pas d’être inspiré pour se mettre au travail. La science est en cela une excellente école de modestie à moins que ce ne soit du contraire puisqu’elle fait confiance à la valeur constante de l’homme et non pas seulement à quelques moments privilégiés. Que de fois nous pensons n’avoir rien à dire alors qu’un poème attend en nous derrière un mince rideau de brume et il suffit de faire taire le bruit des contingences pour que ce poème se dévoile à nous.

— Jules Supervielle, En songeant à un art poétique